Les lecteurs de JE CHANTE qui ont vécu l'avènement de Nicole Louvier à la chanson française en 1953 savent, eux, que son style d'écriture, paroles et musique, rompait systématiquement avec tous les genres en place à l'époque. À la chanson réaliste (celle d'Édith Piaf), à la chanson de charme (de Jacqueline François ou d'Éliane Embrun), à la fantaisie (de Line Renaud ou des Sœurs Étienne), aux inclassables : Gréco, Cora Vaucaire, Patachou et Catherine Sauvage venait s'ajouter le phénomène, le cas de Nicole Louvier.
Après Mireille et Agnès Capri, Nicole Louvier vient se placer parmi les rares auteurs-compositeurs-interprètes féminins ayant laissé un témoignage personnel et de qualité dans la chanson. Elle annonce déjà Anne Sylvestre, Barbara et, plus tard, Catherine Lara, Véronique Sanson et d'autres. Il y aura, quelques années plus tard, la courte carrière de Marie-Josée Neuville, mais là, on n'atteindra pas au sublime, malgré toute la considération que je lui porte.
En 1953-54, donc, Nicole Louvier est là, personnage fascinant, très fort tempérament au service de textes d'une grande beauté poétique, ceux d'une adolescente rêveuse, mystérieuse, fragile, encore dans l'enfance, avec déjà une pointe de perversité, quelque chose qui étonne, qui dérange. La voix, aussi, peut déranger, il le faut d'ailleurs; on est sous le charme ou elle agace, cette voix, mais elle soutient à ravir des musiques magiques, un peu tristes, angoissantes parfois, qui trahissent déjà une grande culture musicale de la part de leur compositeur. L'accompagnement à deux guitares sèches en début de carrière, voilà aussi la preuve d'une grande originalité dans les années 50.
Écoutez, réécoutez, découvrez Nicole Louvier, vous qui, pour certains, ne l'avez pas connue. Comme moi, vous serez conquis, sous le charme envoûtant d'une très grande dame de la chanson. Aujourd'hui, regrettons surtout de ne pas avoir le plaisir d'entendre ses dernières œuvres qui, bien sûr, ne sont plus les états d'âme d'une jeune adolescente.
Dany Lallemand
Entretien avec Nicole Louvier
Par Michel Gosselin
JE CHANTE ! — Nicole Louvier, on va parler de vos chansons et prendre un point de repère, sans doute le succès le plus marquant de votre carrière : Mon petit copain perdu. C’est une chanson sur laquelle on est restés peut-être un peu fixés dans le temps, l’année 1956, je crois, si mes souvenirs sont bons...
NICOLE LOUVIER.— Plus que ça, je crois que c’est 1953... C’est une chanson que j’écrivais quand j’avais quatorze ans, en fait...
Dites-nous comment elle est venue, cette chanson, comment elle est née...
Je crois qu’il y avait des poèmes que j’écrivais à l’époque, sans éditeur, puisque j’étais toute jeune, et auxquels je désirais ne pas laisser une liberté totale, disons... Donc, j’ai écrit des textes pour la musique, parce que j’étais partagée entre la littérature et la musique. Je ne savais pas du tout ce que j’allais choisir. Pour moi, c’étaient deux passions énormes que je traînais depuis l’âge de quatre ou cinq ans, et en fait, j’ai écrit mes premières chansons comme ça, dont Mon petit copain perdu, Qui me délivrera ?... Toute une série de chansons qui ont été connues parce que, quand elles sont sorties deux-trois ans plus tard, j’ai eu un prix du disque, ce qui, à l’époque, avait fait pas mal de bruit. Le public a, peut-être, préféré, effectivement, Mon petit copain perdu, qui était plus folk, qui était peut-être un petit peu plus neuf comme sonorité...
C’est donc une de vos toutes premières chansons ?
Ça faisait partie de la quinzaine de chansons que j’avais écrites entre quatorze et quinze ans, les premières que j’écrivais.
Vous étiez venue à la musique comment ? Vous étiez instrumentiste, au départ ?
Non, malheureusement, pas du tout ! J’ai toujours voulu faire le Conservatoire, mais il y a eu la guerre, et j’étais petite fille. Mes parents ne m’ont pas vue grandir à ce moment-là et ils ont voulu que j’aie quelque chose de bien dans les mains à la sortie de la guerre. Que je fasse mes études. Je n’ai pas pu faire le Conservatoire, mais j’avais toujours cet espèce d’élan mélodique en moi. J’ai tapé sur un piano tant bien que mal, et j’ai commencé comme ça... Et comme je trouvais que c’était imprésentable avec mon vieux piano, j’ai pris une guitare, je l’ai désaccordée à ma façon, et j’ai commencé en ne sachant absolument rien. Et petit à petit, quand même, en prenant goût à l’écriture, j’ai commencé à apprendre...
À l’origine, vous veniez d’un milieu artistique ?
Pas du tout. Mais je pense que ce chant que l’on porte, c’est quelque chose qui naît avec soi-même. Je crois que, croisée entre le chant russe que j’adore et toutes les mélodies du Moyen-Orient et de l’Extrême-Orient, je portais tous ces chants en moi.
Quelqu’un a été très important dans ma vie, c’est Daniel-Lesur. Il m’a écrit quand sont sorties mes premières chansons. Je ne pensais même pas que c’était lui. Je me suis dit : c’est un homonyme, ce n’est pas possible ! Un professeur de la Schola Cantorum, le directeur, un aussi grand compositeur que lui, m’écrire pour me dire que le sens mélodique que j’avais l’avait frappé... Il m’a dit que, naturellement, je ne faisais pas de fautes d’harmonie. J’avais ce complexe de l’écriture et il a décortiqué ce que je faisais en analysant mes propres chansons.
À travers lui, j’ai compris ce que je faisais. Ça m’a donc donné confiance en moi, et à ce moment-là, j’ai commencé à écrire carrément autre chose. Je suis sortie de ma guitare accordée à trois cordes, de mon piano, et j’ai fait ce qui était pour moi l’essentiel. C’est une recherche, très profonde, de tout ce qu’il y avait comme chant né dans la pâte, dans la glaise de l’harmonie et du texte.
On peut dire qu’au départ, vous aviez un don, mais mal maîtrisé ?
Oui. En réalité, j’ignorais tout. J’ai démarré comme quelqu’un qui naît avec des chansons populaires, du peuple, des chansons folkloriques, qui naît avec cela en lui, qui l’exprime à sa façon, en prenant un instrument, ou comme dans le fond du désert on pourrait le faire. Et c’est à travers Daniel-Lesur, d’abord, ensuite, à travers certains contextes d’analyses qui m’ont été faites, que j’ai pris confiance dans mon écriture et que j’ai osé aller beaucoup plus loin.
Ensuite, les rapports professionnels avec Daniel-Lesur ont continué ?
Ce n’était pas des rapports professionnels. C’était amical. De la part d’un grand homme comme lui, vis-à-vis de moi, qui étais une gamine, c’était merveilleux. Mais il a toujours suivi ce que je faisais. Je l’ai encore revu récemment, et je lui montre au fur et à mesure tout ce que j’écris (rires). Effectivement, il y a une très grosse évolution, de ma part. Et, de sa part à lui, toujours beaucoup d’amitié, je dois dire.
C’est parti, on peut le dire, d’un don. Comme disait Brassens, un don sans technique n’est rien qu’une manie. Alors, la technique est venue. Et on va venir à Brassens, justement, parce que vous l’avez chanté.
En général, je ne chantais pas les chansons des autres. Je ne me considère pas comme une chanteuse mais comme un auteur-compositeur. À l’époque – en 1959, je crois –, je faisais une tournée au Japon. J’avais été invitée et je me voyais difficilement faire jusqu’à deux récitals par jour de plus de deux heures avec uniquement mes chansons. En dehors de Piaf, Jacqueline François et Yvette Giraud, ils ne connaissaient pas grand-chose de ce qui se passait en France.
La chanson française commençait à les intéresser et ils avaient un amour du français extraordinaire bien que ne le parlant pas, en général. Et inversement, les Français connaissaient très mal le Japon parce qu’à l’époque, les Japonais ne voyageaient pas, leur pays était fermé, on ne sortait pas les Yens. En fait, j’ai eu la chance de connaître ce pays parce que j’étais aussi partie comme reporter pour Radio-Luxembourg. Je devais essayer de faire un reportage. C’est vous dire si le Japon était un pays fermé... J’avais donc une double mission : récital, d’un côté, reportage, de l’autre.
Quand je suis arrivée, je me suis dit qu’il fallait que je leur montre aussi ce qui se faisait de nouveau dans la chanson française. J’ai donc pris une chanson des principaux auteurs de l’époque, dont Brassens. J’avais pris aussi Aznavour.
Une palette représentative de la chanson française de l’époque.
Voilà. Je faisais moitié récital avec mes chansons, comme ils me l’avaient demandé, et l’autre moitié avec une petite formation japonaise prise sur place, dont une harpiste, et je leur montrais ce qu’on faisait en France. D’où Brassens. Et quand je suis rentrée à Paris, ma maison de disques a voulu que j’enregistre cette partie-là de mon récital. J’ai donc fait ce 25 cm, avec huit titres qui n’étaient pas de moi.
« J’ai toujours eu le problème de naître à la chanson très jeune, dans une époque où l’on n’avait pas le droit à la parole. C’était vraiment très difficile d’arriver à dire : j’ai seize ans et j’ai quelque chose à dire. »
On va prendre les épisodes de votre vie un peu dans le désordre. Parlons de votre collaboration avec Mouloudji et sa maison de disques.
On a travaillé ensemble mais, malheureusement, très brièvement. Comme ce n’était pas un homme d’affaires, il n’a pas tenu le coup très longtemps, je crois. Mais c’était très sympathique. À l’époque, au début des années 60, j’avais beaucoup de mal à quitter ma maison de disques : on avait des contrats qui se renouvelaient et on n’arrivait plus à en sortir. Mais un beau jour, j’ai arrêté. Je préférais être libre. C’est un instinct que j’ai en moi : je ne peux pas être tenue comme ça. J’ai dit alors à Mouloudji : « Pourquoi ne ferait-on pas quelque chose ensemble ? Au fond, le temps des producteurs est peut-être venu... » Il a pris des risques car, à l’époque, ça ne se faisait pas d’être soi-même son producteur. Il a trouvé qu’après tout, c’était une bonne idée... Il a constitué sa propre maison de disques avec un tout petit groupe, quelques auteurs, dont lui-même, et il a édité un 45 tours où je chantais quatre titres. Accompagnée par une toute petite formation, pour que ça coûte le moins cher possible, évidemment ! L’enregistrement avait eu lieu au Théâtre des Champs-Elysées. C’était extraordinaire ! J’ai gardé de cette petite aventure artisanale un souvenir merveilleux... On travaillait en associés.
Continuons l’exploration de vos chansons, mais pas de toutes parce qu’il y en a beaucoup. Il y en a une dont je trouve le titre très joli, c’est Bonjour mes trente ans. Parlez-moi de cette chanson.
C’était une période où je commençais à évoluer... C’était déjà une meilleure période de chansons. Il y a quelques titres qui étaient très valables à l’époque. Bonjour mes trente ans... Je trichais déjà d’un an. Je le dis dans la chanson, j’avais trente et un ans (rires) et je commençais à vouloir écrire pour une génération que je sentais poindre. Parce qu’en fait, j’avais toujours eu le problème de naître à la chanson très jeune, dans une époque où l’on n’avait pas le droit de parler très jeune, où l’on n’avait pas le droit à la parole. C’était vraiment très difficile d’arriver à dire : j’ai seize ans et j’ai quelque chose à dire. Ça ne se faisait vraiment pas. Si bien que cette génération a grandi et quand j’ai eu trente ans, je me suis dit : c’est le moment de prendre la parole. J’ai écrit, en fait, pour la génération des trente ans.
Il y en a d’autres qui se sont risqués très jeunes, comme Marie-Josée Neuville — dont vous vous souvenez sûrement —, avec sa guitare, aussi.
Oui, peu après moi. Mais là, c’était tout à fait un autre style. Elle s’adressait vraiment au public des petits, à mon avis. Je peux me tromper, mais c’était vraiment des chansons d’enfants. C’était sympathique, mais elle ne se heurtait pas vraiment au monde des adultes. Tandis que, en essayant de prendre la parole, en faisant des reportages, en faisant des livres, en écrivant des textes et en essayant d’agiter le monde des adultes, à l’époque, on était vraiment considérés comme des enfants et on était contrés. Et systématiquement.
On va parler d’un monde que vous avez approché et que vous aimez, je crois, beaucoup, c’est le monde de la musique classique. C’est l’année Mozart, c’est le moment d’en parler. Cette Prière à l’enfant Mozart, c’était quelle période ?
C’était dans ma période d’évolution. On me parlait toujours de mes premières chansons (Mon petit copain perdu...) qui étaient vraiment des chansons d’enfance et des premières petites armes... Avec cette chanson, je sentais une évolution du texte et de la musique. Je l’ai écrite pour dire ce qui se passait dans la vie d’un artiste. Et je m’adressais à Mozart en tant que symbole de tous les artistes.
Victor Hugo aussi a fait partie de vos titres, avec Monsieur Victor Hugo ?
Ah non, ça c’était une blague ! C’était parti d’une émission de radio ou de télévision dans laquelle chaque invité devait faire une chanson sur Paris. C’était donc un thème imposé. Moi, on m’avait demandé le musée Victor Hugo. Je me suis gratté la tête... Je suis allé voir ce musée. C’était tout sombre à l’intérieur. Qu’est-ce que je vais pouvoir dire ? Victor Hugo, je connaissais par cœur : je sortais du lycée. La veille, je n’avais rien fait et il fallait que j’enregistre le lendemain matin à neuf heures. Finalement, d’un seul coup, dans la nuit, je me suis dit : il faut que j’écrive cette chanson. Alors, je l’ai écrite, je crois, entre six et sept heures du matin.
On retrouve une ambiance jeune, très lycéenne, avec cette chanson.
J’étais lycéenne. Quand j’ai commencé à être connue, je sortais du lycée. Mais j’y étais encore lorsque j’essayais de faire connaître mes chansons.
Comment ça se passait au lycée quand vous êtes devenue célèbre ? Aujourd’hui même, un lycéen qui entre dans le monde artistique se fait remarquer, les rapports avec ses camarades ne sont plus tout à fait les mêmes...
J’ai été connue une fois sortie du lycée. Quand j’avais commencé, j’avais quinze-seize ans. Je ne disais rien à personne, je me débrouillais toute seule, je faisais des petits concours à la radio. Je cherchais surtout à trouver un travail dans l’édition parce que je savais que je n’allais pas continuer mes études comme ça sans être libre. Je voulais vraiment avoir une certaine indépendance et à l’époque, c’était vraiment très difficile. Il fallait que j’aie aussi une indépendance financière et je cherchais donc du travail dans les maisons d’édition. Sachant que j’écrivais des livres, un éditeur, plutôt que de me donner du travail, a voulu d’abord savoir ce que je faisais. Peut-être pour que je puisse diriger une collection. Et c’est comme ça que ça a démarré. Disons que c’est à cause de ça que, petit à petit, j’ai pu commencer à me faire connaître. Mais le lycée venait de se terminer, les examens étaient terminés.
Prenons encore un autre épisode de votre vie, de votre carrière. Plus tard, vous avez pris un certain recul avec la chanson, en cassant votre contrat avec Decca, je crois.
C’était une question de liberté. Chez Decca, j’ai passé, je crois, une quinzaine d’années et d’autres maisons de disques me voulaient. C’était une guerre sans fin entre les maisons de disques, et pendant cette période-là, c’était très tendu, très pénible. Je n’arrivais pas à obtenir les artistes que je voulais pour m’interpréter. C’est pourquoi j’ai eu très peu d’interprètes : ils étaient toujours dans l’autre maison de disques où on m’empêchait d’aller ! Je n’avais pas la qualité d’enregistrement que je voulais. C’est vrai que ça comptait beaucoup pour moi... Il me fallait une maison qui puisse me donner des guitaristes qui n’existaient pas à l’époque. La guitare n’était pas un instrument tellement à la mode. On n’avait pas les possibilités et les moyens actuels. Quand je demandais des percussions, je ne les obtenais pas. « Qu’est-ce que c’est des percussions de variétés ? » On ne le savait pas. Je ne pouvais pas obtenir un gong, un tambour. Quand je demandais des timbales, on m’en apportait deux. Deux ! On ne peut rien faire avec deux, il faut vraiment avoir tout le pupitre. Et tout était comme ça. Donc, je cherchais à trouver le moyen d’enregistrer librement. Et je me suis dit : tant pis, j’attendrais vingt ou trente ans s’il le faut, mais je n’enregistrerai plus dans de mauvaises conditions.
Vous parliez de votre approche avec le monde de la radio. Vous avez travaillé pour RTL en tant que grand reporter. C’est une expérience qui a été sporadique ou est-ce que vous avez continué dans ce domaine ?
France Inter m’avait confié une émission, un matin par semaine, pendant deux ou trois ans, dans laquelle j’avais une liberté totale pour présenter tout ce que je découvrais. Ça m’a beaucoup amusée, parce que, à l’époque, on faisait barrage sur beaucoup de jeunes, ceux qui essayaient de suivre les sentiers de la mélodie. Et j’insistais sur la mélodie parce que je voulais vraiment essayer de créer un courant, une école. Même quand on m’imitait, je préférais ça. Mais j’avais à cœur qu’on arrive à imposer la chanson française sur le plan international. C’est ce qui me passionnait. C’est pourquoi j’ai essayé. Je crois que j’ai travaillé avec Paul Gilson comme directeur. C’est avec lui que j’ai eu toute cette liberté. Et puis après, tout a changé, les directions ont changé, moi-même, j’ai dû partir en voyage. Ça s’est malheureusement arrêté là.
Racontez-nous, si vous le voulez bien, la suite de votre carrière.
Ce n’est pas une carrière. Ma carrière, elle est devant moi. Elle n’est pas derrière parce que je n’en ai pas derrière. Dans la mesure où j’étais seule sur plusieurs plans. Seule, sans équipe, sans maison de disques. Seule aussi sur le plan artistique. Seule enfin sur le plan quantitatif : il n’y avait pas beaucoup de jeunes.
Des regrets ?
Je n’ai que des regrets. Parce que je n’ai pas eu le temps ni les moyens de faire exactement ce que je voulais. Je devais faire beaucoup mieux. Je n’écoute jamais mes chansons. Je vous dirais que tous les artistes sont comme ça, je crois. Moi, je suis incapable d’écouter un de mes disques, tellement ça me déchire les oreilles. Ça n’est pas ce que je voulais faire. Je voulais d’autres musiciens, je voulais d’autres titres... C’est de la préhistoire ! Ce qui compte, et ce qui existe, ce sont les temps futurs.
Cette liberté que vous avez reprise, en n’acceptant pas tout ce carcan du show-business, d’une certaine façon, vous l’avez payée un petit peu cher...
Peut-être. Peut-être pas. Par moments, les premiers temps, je rêvais... Je croyais que j’avais mon orchestre et je me réveillais et il n’était plus là... La seule chose que j’aimais, c’était l’enregistrement. La scène, beaucoup moins, la gloire, encore moins. Mais la qualité d’atmosphère d’un enregistrement, quand on cherche la perfection, ça, ça me plaît. Mais pour ça, il faut avoir du temps. Il faut qu’on vous donne un petit peu de temps pour travailler en studio, pour chercher la qualité du son, pour voir comment on peut refaire une orchestration. Par exemple, j’ai énormément d’idées d’orchestrations qui naissent après d’autres. Il faut que j’entende ma musique à l’extérieur... Si j’ai dû abandonner ça, je n’ai jamais tant écrit. En fait, j’en avais aussi besoin. Je suis quelqu’un de très solitaire. J’ai besoin de rester seule. Pas en amitié mais seule dans mon coin pour travailler. Et j’étais obligée de sortir de mon coin pour faire de la scène, faire connaître mes chansons. Ça m’a toujours beaucoup coûté. La seule chose qui ne me coûtait pas, c’était de me lever à sept heures pour aller enregistrer.
L’évolution de la technique doit vous passionner ?
Oui. Je la connais mal puisque je n’ai pas la chance de travailler en studio. Mais le peu que je connais des studios et de la qualité du son me passionne. Maintenant, on prend sa bande orchestre, on veut ressortir la guitare, on la ressort, on veut la gommer, on la gomme. Je pense que cette phase-là est une deuxième forme d’enregistrement. Elle permet d’enregistrer deux fois : une fois en studio et une fois en cabine. Le travail de cabine me passionne.
Actuellement, si vous vouliez avoir dix-huit cymbales ou quarante percussions, comme vous disiez tout à l’heure, avec une petite boîte électronique, on y arrive...
Ça m’intéressait beaucoup mais à l’époque, je ne pouvais pas l’obtenir. Il y avait une histoire de syndicat, je crois, car c’était nouveau... J’ai énormément de chansons — que vous ne connaissez pas, parce qu’elles ne sont pas sorties — qui se passent dans les mondes futurs... Peut-être que dans le disque fait avec Mouloudji, j’avais commencé. Ça s’appelle, je crois, Enfants des temps futurs. Et je dois dire que j’ai commencé à m’adresser à ces enfants-là et à vouloir m’élancer dans l’espace. J’avais commencé en poésie et là, c’était en chansons. Et pour ça, j’avais besoin d’un instrument électrique qui déshumanise un peu les voix, les pupitres de violons, qui torde un peu le son du violon, qui en fasse presque du violoncelle, mais pas tout à fait... Je voulais un seul instrument et je ne pouvais pas l’obtenir. Il y a eu des problèmes, les maisons ne disques ne comprenaient pas, ne voulaient pas de ce son et comme j’en voulais, on ne faisait rien. Malheureusement pour moi, maintenant, il existe... Mais heureusement aussi, parce que pour certaines choses que j’écris, c’est typiquement ce qu’il faut. Les gens qui sont pour les choses classiques, les choses que je faisais autrefois, trouveront peut-être que c’est choquant ce que je dis, mais j’en ai besoin aussi.
Ça n’existait pas à l’époque, maintenant, ça existe couramment, grâce à l’électronique. Vous étiez une pionnière, vous étiez vraiment en avance, on peut le dire ?
J’étais très seule, je ne sais pas si ça s’appelle être en avance... Je pense que je suis beaucoup plus à mon aise, peut-être pas aujourd’hui, mais demain... Je suis plus à mon aise, c’est vrai. Tout ce que je vois naître autour de moi me donne toutes les sensations que j’ai... On peut encore aller plus loin. Mon époque, avec ce que j’entends, n’est pas encore allée assez loin. On peut aller beaucoup plus loin que ça.
Repassons en revue quelques uns de vos titres, si vous le voulez bien. Ça va peut-être remuer encore quelques souvenirs. J’en prends un au hasard : Je ne suis plus Parisienne.
Oh oui, c’est une chanson de bébé, ça ! (rires) J’avais quatorze ans, c’est vraiment une chanson de bébé. Je ne peux rien vous dire d’autre. C’est loin !
La chanson pour Venise ?
C’était un pari. C’était drôle, parce qu’on me disait toujours que je n’écrivais pas de chansons populaires, que je ne pourrais jamais écrire pour quelqu’un comme Dalida. Je me suis dit : je ne peux pas ? Je parie. Chrono en main, je l’ai faite en deux minutes ! Le temps de l’écrire (rires).
« Je n’écris pas pour écrire. Pour moi, l’essentiel c’est d’exprimer ce que les autres veulent que je dise... »
Vous avez, à une période de votre vie, écrit également pour les autres.
J’aurais bien voulu ne pas chanter. À un moment donné, je ne pensais d’ailleurs pas du tout chanter. Quand j’ai débuté, j’avais quinze-seize ans, je montrais mes chansons et j’aurais voulu avoir des interprètes. Mais pendant un moment, ces interprètes étaient dans d’autres maisons de disques que la mienne. À l’époque, les échanges ne se faisaient pas. D’autre part, c’est vrai, j’ai des chansons qui sont dans des tessitures très larges : ça part d’une note très basse et ça monte très haut. Et pour ça, il ne faut pas des diseuses, mais de vraies chanteuses ou de vrais chanteurs. Et à l’époque, quand je démarrais dans la chanson, et même dans les dix années qui ont suivi, il n’y avait pas de grandes voix. Ou, en tout cas, le peu qu’il y avait ne se trouvait dans ma maison de disques. J’aimais beaucoup Frida Boccara à l’époque. Je trouve que ça demeure une des grandes voix possibles dans la chanson. Elle chante vraiment avec une très large tessiture.
Frida Boccara a aussi approché le monde du classique.
Mais on a besoin de ça. J’ai beaucoup voyagé en Israël. Là-bas, tout sort à la fois du désert, du Neguev, des pierrailles, du peuple et, en même temps, du classique.
Vous aimez également la voix humaine en tant qu’instrument.
Je suis folle de la voix humaine. Je l’adore. Je n’aime pratiquement que ça.
Votre instrument, c’est également le piano. J’en vois un dans cette pièce.
Oh non, j’en joue très mal. C’est très curieux : je me mets devant mon piano pour écrire, mais je ne touche pas les notes. Mais j’ai besoin d’être devant lui. C’est mon orchestre. Il faut bien que j’en aie un !
Actuellement, vous continuez à écrire des chansons. En fait, vous n’avez jamais arrêté.
Ah non, je ne peux pas. C’est très curieux, mais même quand je ne veux pas écrire, je suis obligée de le faire. Ça a l’air d’être absolument absurde ce que je dis... Je suis incapable de l’expliquer. Je ne parle pas assez avec des gens qui font comme moi, des gens du même métier, du même bord. Je ne sais pas comment ça se passe du tout pour les autres. Il m’arrive, dans des moments où je ne pense absolument à rien, d’avoir ce chant, et ça m’obsède... C’est comme quand on a une chanson dans la tête. Elle vous obsède jusqu’à ce qu’on en trouve l’air. Pour moi, c’est à peu près ça. À certains moments, je me dis que je ne vais pas avoir l’indécence d’écrire — parce que par moments, c’est indécent. Seulement, si je ne l’écris pas, si ça ne sort pas de moi, ça demeure à l’intérieur et c’est insupportable... Donc, à un moment donné, même quand je me le refuse, je suis obligée d’écrire. Après, au moins, c’est fini. Mais par moments, je me sens indécente, c’est vrai.
C’est fini, jusqu’à la prochaine fois. C’est un renouvellement sans fin !
Peut-être, je ne sais pas. On ne sait jamais avec ces choses-là. Remarquez que je suis toujours à la merci du choc qui arrêtera tout. Et je parle du choc psychologique... Je pense que me battre, avoir des difficultés, ce n’est pas le problème... Je me sentirais dépeuplée si tout d’un coup, je m’apercevais que je ne sentais plus le peuple auquel je m’adresse et dont je suis la voix. Si c’était le cas, je m’arrêterais d’écrire.
Il n’y a pas en fait vraiment de raisons pour que ça arrive...
Si, il y en a toujours. Il y en a toujours...
Prenons vos dernières chansons. Celles que vous avez en tête. Malheureusement, nous, nous ne les connaissons pas mais vous, vous les connaissez. De quoi parlez-vous, quels sont vos thèmes actuellement ?
J’ai très vite compris qu’on ne pouvait pas continuer à faire ce que l’on faisait à l’époque : la chanson petite histoire, la chanson d’amour « je t’aime-tu m’aimes, amour-toujours ». Il fallait en sortir car ce n’est pas du tout ce que les gens voulaient exprimer. Pour moi, l’essentiel c’est d’exprimer ce que les autres veulent que je dise... Par conséquent, tous mes thèmes sont allés vers les autres. C’est-à-dire vers le côté atroce de la vie comme son côté magnifique... L’espoir, le désespoir, les hommes, les bêtes, les enfants... Je suis allé vers tous ces thèmes y compris les thèmes des enfants de demain. C’est-à-dire les moissonneurs d’étoiles, ceux qui voyageront quand, malheureusement, je ne pourrai plus les voir... Et je crois que je mourrai de curiosité à leur endroit.
Si on parle de l’actualité du moment, qui est lourde malheureusement, est-ce que vous la faites ressortir dans vos textes ?
C’est pas possible de faire ressortir directement une actualité. La chanson d’actualité a un côté un peu grotesque et c’est infaisable devant de tels événements. C’est le monde de la guerre, c’est le monde de l’atroce, c’est le monde de l’injustice. On ne pense pas à toutes les bêtes qui errent dans les rues, en ce moment-là, à tous les enfants qui errent dans les rues... On n’y pense pas, en réalité. Jamais. On dit qu’on y pense. Mais on ne peux rien faire dans ce sens pour eux par l’écriture. Ce n’est pas possible. On ne peut qu’aller plus loin. Dépasser le problème. On ne peut présenter aucun thème d’actualité directement. Il y a quelque chose qui serait journalistique et qui perdrait son poids artistique.
C’est pourtant un côté que vous connaissez, le côté journalistique.
Oui, mais c’est autre chose. Le reporter qui va sur place et qui dit l’indicible, on a besoin de ce monde-là. Artistiquement parlant, j’ai l’air de quoi ? Je ne peux pas parler de ça en n’aidant personne, en n’étant pas vraiment témoin. Je ne peux être, disons, qu’un témoin au second degré. C’est quand même ce que je crois que nous devons faire, nous de la chanson. C’est notre façon à nous de nous exprimer. Et puis, peut-être, d’essayer d’aller le plus possible vers ces gens-là d’une autre manière.
Quelles sont les grandes chansons françaises que vous aimez et que vous auriez aimé écrire ?
Je n’ai jamais pensé à ça, vous me prenez de court. Je n’ai jamais pensé écrire quelque chose que quelqu’un d’autre aurait écrit. Non, je suis incapable de vous répondre à ça, parce que je n’écris pas pour écrire. J’écris, disons, pour dire ce que d’autres me disent que je dois dire, que je sens à travers les murs, comme de la télépathie... Je ne sais pas comment ça peut s’expliquer... Là où je suis peut-être un peu jalouse, c’est de tous les thèmes israéliens, mais ça n’a rien à voir avec la chanson française. Peut-être parce qu’ils sont nés du classique, de l’urgence, parce que c’est soixante-dix nations qui s’expriment en une seule voix... Je ne peux pas vous dire pourquoi. Certaines de ces chansons sont cent mille fois plus belles et plus vraies, plus vivantes et plus sorties du peuple que je ne les ferai jamais.
Pour terminer cet entretien, Nicole Louvier, et avant de vous remercier de m’avoir accueilli, je voudrais qu’on évoque deux-trois titres. C’est un petit jeu que j’aime bien. Si je vous dis : Démons et merveilles ?
Démons et merveilles ? C’est une mélodie que j’aimais beaucoup. C’était une écriture fluide qui sortait un petit peu du domaine de la chanson, qui était une liaison moderne avec la ballade d’autrefois.
Ça fait peur aux oiseaux ?
C’était notre petit folklore récent. C’est une chanson que je trouve très caractéristique d’un certain esprit de la France à une certaine époque.
Rien n’arrive par hasard ?
Ça, c’est de moi. Ça n’a rien à voir... Oui, ça fait partie des choses qui commençaient à être importantes à dire aux jeunes de l’époque.
• Propos recueillis par Michel Gosselin
("Nouvelle Vogue", sur Radio Bleue) à Paris, le 8 janvier 1991.
• Entretien publié dans JE CHANTE n° 4 (numéro disponible).
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