Jean-Michel Boris, ancien directeur de l’Olympia, nous a quittés ce vendredi 6 novembre, à l'âge de 87 ans. Nous l'avions rencontré pour un numéro de JE CHANTE MAGAZINE consacré à Gilbert Bécaud. [Photo : Colette Fillon]
Entre 1954 et 1999, Gilbert Bécaud est passé 33 fois à l’Olympia ! « C’est le record absolu », constate Jean-Michel Boris, ancien directeur de l’Olympia. « Pendant très longtemps, avec Bruno en tout cas, Bécaud revenait à l’Olympia tous les deux ans. Personnellement, je trouvais que c’était un peu usant pour Gilbert. Cela dit, il faisait toujours le même triomphe, il arrivait toujours avec des chansons nouvelles et des idées de mise en scène. C’était toujours très, très fort. Il est passé une seule fois au Palais des Congrès, mais il m’a bien fait comprendre que le lieu dans lequel il se sentait le mieux, c’était l’Olympia. Lorsque Bruno a disparu, Gilbert m’a vraiment pris comme partenaire. »
JMB : Gilbert est repassé à l’Olympia pour la réouverture de la nouvelle salle, en novembre 1997. Bécaud, qui était un ami intime d’Anthony Béchu, l’architecte du nouvel Olympia, s’est vraiment impliqué pour que l’Olympia soit reconstruit à l’identique. C’est pourquoi il était difficile de dire à Gilbert : « Ce n’est pas toi qui vas inaugurer le nouvel Olympia »... J’avais pensé faire la réouverture avec une vedette « jeune », pour donner une couleur « jeune » à l’Olympia, mais moralement, ça n’aurait pas été bien à l’égard de Gilbert. On a donc rouvert avec Bécaud et ça s’est bien passé.
À son tout dernier passage, en novembre 1999, il était déjà très malade et morflait sérieusement... On a eu un peu de mal à remplir la salle — à peine cinq cents personnes. Bécaud avait peut-être tous les défauts du monde, mais c’était un homme courageux, lucide, et là, il avait senti que ça ne marchait pas aussi bien qu’avant. Il a avoué de lui-même : « Je crois que j’ai fait le passage de trop ! »
Bécaud n’avait pas eu de tubes depuis très longtemps...
Ce n’est pas l’unique raison, c’est simplement une question d’usure. Aujourd’hui, il est carrément oublié, en grande partie par la faute de son fils. Gaya a voulu s’occuper de son père. Il a fait de son mieux, mais il s’est planté, car Bécaud a pratiquement disparu des radios... On entend Nathalie, Et maintenant... et c’est tout. C’est injuste, car c’est un grand mélodiste et un grand compositeur. On ne peut pas négliger l’apport de Bécaud à la chanson française.
J’ose espérer que les dix ans de sa disparition seront célébrés et que ce purgatoire, qu’il traverse dans sa... post-existence, si je puis dire, va cesser. Si quelqu’un reprenait aujourd’hui les chansons de Bécaud, on s’apercevrait qu’elles sont extrêmement modernes.
Aujourd’hui, c’est un peu la revanche d’Aznavour sur Bécaud...
Il y a toujours eu cette grande bagarre entre Charles et Gilbert. Charles a été pendant des années le second puis il est devenu une vedette internationale. Gilbert a senti que Charles était passé devant lui et il en a été souvent très malheureux... Charles était poussé par une motivation très forte, c’est un battant exceptionnel. Est-ce que Bécaud avait la même capacité de se battre ? Sur scène, j’en suis persuadé. En tout cas, c’est une évidence : aujourd’hui Aznavour existe, mais Bécaud, malheureusement, est un peu absent...
Pourtant, Bécaud a enregistré des chansons qui sont devenues des standards repris dans le monde entier...
En 1988, Bécaud avait fait deux spectacles alternés, le « rouge » et le « bleu ». Toutes les chansons, une trentaine par spectacle, étaient des chansons que tout le monde connaissait ! Les gens seraient très heureux de les entendre à nouveau sur les ondes. Si la télévision lui consacrait une grande émission pour les dix ans de sa disparition peut-être que tout repartirait... et qu’on effacerait cette espèce de punition qui lui a été infligée.
Il faut dire que le personnage n’était pas facile. On se souvient de la fameuse gifle à la télévision en 1988... Dan Bolender était un gars qui faisait une fausse interview à la Raphaël Mezrahi. Gilbert s’est énervé et lui a balancé une gifle en direct. Ce n’était pas utile pour sa popularité... Mais le talent est là, incontestable ! Un grand talent de musicien et d’interprète. De plus, Bécaud a su choisir ses auteurs.
Charles Trenet aussi vit une espèce de purgatoire...
Oui, mais contrairement à ce que l’on croit, Charles Trenet n’a jamais été une grande vedette populaire, même au plus fort de sa carrière. Je dirais même que le moment où il a été le plus célébré, c’était quelque temps avant de mourir, lorsqu’il a fait ses derniers adieux. On ne peut pas dire de Trenet que ce n’était pas un grand personnage, mais il semblerait qu’il n’ait pas eu ce côté populaire qu’ont eu Aznavour et Bécaud. À l’Olympia, on faisait des recettes honnêtes, mais on n’a jamais fait le plein avec Charles Trenet. Il faisait des générales extraordinaires où le Tout-Paris était là, c’était magnifique, mais après, on se retrouvait avec des demi-salles...
Yves Montand, aussi, est oublié...
Montand est un interprète, ce n’est pas tout à fait pareil. Si jamais désaffection il y a, ça s’explique peut-être parce que le public aimait avant tout le voir et l’entendre parler. Gilbert, lui, ne savait pas parler. À la radio et à la télévision, il était très mauvais.
Aznavour, lui, est fort en communication...
Charles sait très bien parler et tenir une émission. Ce n’était pas le cas de Gilbert qui n’a jamais vraiment eu un bon contact avec les médias. Ce qui explique peut-être le relatif oubli dans lequel il se trouve dix ans après mort. Tant qu’il était vivant, les journalistes ne pouvaient l’ignorer, car il était une énorme vedette. Charles Aznavour, lui, est un communicateur magnifique.
Contrairement à Aznavour avec Levon Sayan, et Ferrat avec Gérard Meys, Bécaud n’a pas eu un manager-homme d’affaires pour gérer sa carrière...
Bécaud avait Charley Marouani, un grand imprésario qui s’est très bien occupé de lui. Mais il n’était qu’imprésario et Charley s’occupait de plusieurs artistes en même temps.
Quand a eu lieu votre première rencontre avec Gilbert Bécaud ?
Le 5 février 1954, Bécaud était en vedette anglaise de Lucienne Delyle et ne chantait que trois chansons, mais je ne l’ai pas vu, car je suis arrivé à l’Olympia en novembre 1954. J’ai donc assisté au premier passage en vedette de Gilbert, en février 1955. Bruno avait organisé une matinée gratuite pour les jeunes et ça a été la folie ! C’est la première fois qu’on cassait les fauteuils ! Ça a été l’explosion de Monsieur 100 000 volts !
J’ai connu Gilbert à cette occasion puis je suis parti en tournée dans toute la France avec lui et Claude Luter en vedette américaine.
Avez-vous quelques anecdotes sur ces tournées ?
Un jour, j’arrive au Cirque d’Amiens, où Gilbert devait chanter le soir. À cette époque-là, on ne faisait pratiquement pas de répétitions, pas de balances, les sonos étaient minables... Je n’avais pas fait attention au piano qui était une véritable saloperie, je crois que le directeur du théâtre s’était foutu de notre gueule... Quand Gilbert s’est mis au piano, il est entré dans une colère noire puis il est venu m’engueuler dans les coulisses.
À la fin de la soirée, sur scène, devant les spectateurs, Gilbert a cassé le piano. Il a arraché les touches une à une en disant : « Celui-là, on est sûr au moins qu’il ne servira plus jamais ! » Ensuite, nous sommes devenus copains parce qu’il s’est bien rendu compte que je n’y étais pour rien.
J’ai vu tous ses spectacles. À chacun de ses passages à l’Olympia, il arrivait avec des idées nouvelles. Il a beaucoup apporté dans l’évolution de la mise en scène du tour de chant. C’est lui qui, le premier, nous a demandé d’installer des gradins autour de la scène, car la salle était archi-bourrée. Les spectateurs l’entouraient et il chantait pour eux. Une autre fois, il a fait aménager une passerelle qui arrivait jusqu’au milieu de la salle... C’était un homme de scène vraiment exceptionnel. Je n’en ai pas vu un seul qui lui arrive à la cheville. Bécaud débordait d’idées scéniques et nous réservait des surprises fantastiques à chaque fois.
Pendant longtemps, il a chanté avec un simple trio, puis il a changé ses formules orchestrales. Il a même fait un spectacle avec des tours de magie, un peu comme Christophe et son piano volant... Plutôt que de se contenter de faire un tour de chant traditionnel, il cherchait toujours à amener un « plus » à son public.
Quand il est arrivé avec l’idée du double récital, le rouge et le bleu, on a eu un peu peur car chacun des deux récitals avait sa propre mise en scène. On les alternait un jour sur l’autre et chaque jour, il fallait tout changer ! C’était un sacré boulot, mais formidable !
Qui produisait ces spectacles ?
Pendant longtemps, jusqu’aux années 60, et même au-delà, Bruno produisait les spectacles de Gilbert puis ça a été Gilbert Coullier. À l’époque, une rentrée de Bécaud à l’Olympia, c’était toujours trois semaines, mais on prolongeait parfois jusqu’à cinq ou six semaines.
Pendant des années, Bécaud prenait des premières parties, parmi lesquelles il y eut Julien Clerc. Après, il a voulu faire des récitals. Ce n’était pas une formule nouvelle Maurice Chevalier et Yves Montand l’avaient déjà fait —, mais Gilbert a voulu chanter seul et il était impossible de le faire changer d’avis ! C’est peut-être pour cela qu’il a voulu apporter des idées originales de mise en scène, de crainte qu’un récital de deux heures ne soit ennuyeux... Pourtant, s’il y en avait un avec lequel on ne s’ennuyait pas dans un récital, c’était bien Gilbert Bécaud ! Ses chansons étaient très scéniques et il savait très bien construire un tour de chant.
La construction d’un tour de chant, c’est tout un art...
Absolument, et pendant des années, il l’a fait avec Bruno. À une époque, même quelqu’un comme Brassens venait solliciter l’avis de Bruno pour l’organisation de son tour de chant. Pourtant Brassens n’était pas un homme de scène, mais il avait parfaitement saisi qu’il y avait des chansons qui pouvaient se contrarier ou se nuire si elles étaient l’une à côté de l’autre, et qu‘il fallait des ruptures dans le rythme. L’organisation d’un tour de chant est une chose extrêmement complexe car il peut facilement devenir très plat si on ne fait pas attention...
Des coulisses, Bruno avait ce recul qui lui permettait de faire des suggestions à Bécaud que ce dernier, généralement, approuvait : « Tu as tout à fait raison. » Il enlevait alors une chanson ou bien la changeait de place et, effectivement, le tour de chant retrouvait tout d’un coup son équilibre.
Bécaud rôdait son tour de chant deux ou trois soirs dans d’autres villes et lorsqu’il arrivait sur la scène de l’Olympia, tout était clair et précis : l’ordre des chansons, les lumières, les effets scéniques, etc.
Une image qui vous reste de Bécaud...
Tout le monde le savait : de chaque côté de la scène se trouvait une fille du fan-club de Bécaud, une cigarette et un verre de whisky à la main... Après chaque chanson, Gilbert allait vers les coulisses puis il rentrait en scène en soufflant la fumée ! C’était typique de Bécaud. On se demande comment il a fait pour chanter jusqu’à pratiquement la fin de ses jours en buvant et en fumant autant... Mais c’était pour lui une espèce de rituel indispensable. Parfois, il me disait : « Je ne suis plus un ivrogne, je ne bois plus de whisky... Je ne bois que du vin rouge ! » Le personnage était difficile, mais très attachant. Lorsqu’il nous a quittés en octobre 2001, je n’étais plus à l’Olympia depuis le mois de mai. Mais je me souviens que la direction avait fait inscrire sur le fronton de la salle un énorme « Salut Gilbert Bécaud ». Après la messe à l’église de la Madeleine, le corbillard est passé devant l’Olympia. C’était une très belle idée parce que Bécaud faisait partie de la famille de l’Olympia pour y être passé si souvent et s’être intéressé à la reconstruction de la salle. Il a indiscutablement une place à part dans le Panthéon de l’Olympia.
Propos recueillis par R. B. le 6 décembre 2010.
Interview parue dans JE CHANTE MAGAZINE n° 7, toujours disponible (cliquez sur la couverture)
Comments