Nous avons appris la disparition, le 12 avril 2021, de Germaine Ricord à l'âge de 96 ans. Entretien téléphonique, en septembre 2013, avec celle qui a été chanteuse et amie d'Édith Piaf.
C’est en janvier 1958 que paraît chez Pathé Marconi le premier disque de Germaine Ricord. « Cela n’a rien donné, dit-elle aujourd’hui, car je n’avais pas de bonnes chansons... » Elle chante à l’Olympia en première partie de Piaf, « mais ça n’a pas cassé la baraque non plus... J’ai fait aussi toutes les tournées avec elle et là ça marchait très bien. »
Piaf lui dit un jour : « Tu ne bois pas, tu ne fumes pas, tu ne baises pas : tu ne feras jamais rien dans ce métier car tu es trop équilibrée ! » « Elle avait sans doute raison, reconnaît Germaine Ricord. Je n’étais ni arriviste ni ambitieuse, c’était mon caractère et il n’a pas tellement pas changé depuis. J’ai quand même vécu de ce métier, j’ai bien travaillé, j’ai fait des tournées et chanté dans des cabarets à Paris. J’ai arrêté la chanson il y a environ vingt-cinq ans. Quand vous êtes une star et que vous arrivez à 70 ou 80 ans, vous pouvez continuer, comme Aznavour. Le public vous passe beaucoup de choses... Mais quand vous n’avez pas été une vedette, il faut savoir s’arrêter. Par la suite, j’ai fait beaucoup d’émissions à la télévision avec Pascal Sevran, mais je ne me suis jamais plus produite sur scène. »
Ayant débuté comme fantaisiste, Germaine Ricord évolue rapidement vers la « chanson de caractère ». « J’ai repris beaucoup de chansons de Jacques Debronckart, dont j’adorais le répertoire. Je chantais aussi des chansons de Jean-Pierre Mottier. J’ai fait des galas, j’ai fait une tournée avec Dalida, Jacques Brel. J’ai fait mon métier... gentiment. En 1963, j’ai enregistré deux titres – Mon coup de soleil et Vous les mômes – sur un second 45 tours chez Président. C’est un disque que je trouve pas mal, mais qui n’est pas beaucoup passé à la radio. C’est un métier très spécial : il faut aller frapper aux portes et je n’ai pas eu assez de culot pour faire toutes ces démarches... »
Dans quelles circonstances êtes-vous entrée dans la « bande à Édith » ?
Édith Piaf préparait une tournée sur la France et son imprésario, Loulou Barrier, m’a engagée pour faire sa première partie. « Je vous signe votre contrat mais si, le premier soir, vous ne plaisez pas à Édith, elle risque de vous virer ! », m’a-t-il prévenue. Loulou Barrier avait aussi engagé Félix Marten en vedette américaine. Nous sommes partis en tournée et c’est à Saint-Étienne, pendant les répétitions, qu’Édith a fait la connaissance de Félix. Il était beau garçon, il lui rappelait un peu Yves Montand, elle est tombée amoureuse de lui tout de suite... Le soir, elle s’est installée dans les coulisses, les bras croisés sur une chaise, pour regarder tout le spectacle. Je passais en numéro 2. Pendant mes quatre chansons, j’avais les jambes qui tremblaient, le public a dû s’en rendre compte... Piaf a appelé Loulou Barrier : « Elle est très bien, la petite. On la garde ! » Tout de suite, elle m’a proposé de voyager avec elle dans sa voiture. Notre amitié est partie de là.
Quel était votre répertoire ?
Je chantais des chansons fantaisistes écrites par Roche et Aznavour ou Georges Ulmer... Je n’étais pas du tout dans le style de Piaf et je pense que c’est pour cette raison qu’elle m’a gardée. Si j’avais été chanteuse réaliste, elle ne m’aurait pas prise avec elle.
Vous êtes la seule chanteuse à avoir été l’amie de Piaf, non ?
J’ai tout connu : la « tournée suicide », les accidents... Nous sommes allées passer un Noël à Casablanca, auprès de Marinette Cerdan et du petit Marcel. Pendant trois ans, j’ai vraiment vécu dans son entourage.
Édith avait horreur de la solitude. Le soir, il y avait toujours plein de monde chez elle, mais vers deux heures du matin, l’appartement commençait à se vider : « Bonne nuit, Édith, je vais me coucher ! » – « Vous partez déjà ? Vous me laissez toute seule ? » Un soir, alors je m’apprêtais à partir à mon tour, elle s’est mise à pleurer comme une madeleine : « Maimaine, tu ne vas pas me laisser seule ? Ils se disent tous mes amis et ils me laissent tomber... Je t’en prie, reste. » Elle m’a prêté une brosse à dents et une chemise de nuit et je suis restée ! Quand je me suis vue avec sa chemise de nuit qui m’arrivait au ras des fesses, on a eu un très long fou-rire !
Piaf aimait rire...
Édith adorait les gens qui la faisaient rire... Elle avait beaucoup d’humour et était toujours en train de faire des blagues... pas toujours délicates !
Comment était l’ambiance boulevard Lannes ?
C’était toujours joyeux, mais cela dépendait aussi de son humeur... Si Édith était mal lunée, elle critiquait tout le monde et nous traitait de « p’tits cons », son expression favorite... J’étais arrivée chez elle fringante, en bonne santé, mais au bout de trois ans, j’étais au bord de la dépression nerveuse. Avec Édith, il fallait dormir quand elle avait envie de dormir, manger quand elle avait envie de manger... Quand on la quittait le soir, elle était de bonne humeur et le lendemain, elle passait devant nous sans dire bonjour... C’était dur de supporter en permanence ses sautes d’humeur. Un jour, nous nous sommes disputées bêtement à propos de Brigitte Bardot, que j’adorais. Édith l’a critiquée, moi, je l’ai défendue et ça ne lui a pas plu... Je suis partie en claquant la porte. Quinze jours plus tard, Édith m’a appelée : « Alors, p’tit con, tu viens ? Allez, dépêche-toi ! » Je suis retournée boulevard Lannes, mais il y avait quelque chose de cassé : malgré les moments extraordinaires que j’ai vécus avec elle, je ne pouvais plus supporter tout ce que j’avais supporté pendant trois ans.
Ses voisins se plaignaient du bruit ?
L’appartement était très grand, il se trouvait au rez de chaussée et était assez isolé. C’était un de ces immeubles cossus, avec des murs épais. Les soirées du boulevard Lannes, c’était quelque chose ! Le bruit, la musique, la boisson... Mais il n’y a jamais eu de plaintes. Édith recevait beaucoup de monde. Chez elle, j’ai vu Jean Cocteau et Jacques Bourgeat, son mentor qui lui a tout appris et qui a été pour elle un ami vraiment extraordinaire. J’y ai vu Michel Simon, Michèle Morgan, Félix Lévitan, qui venait souvent avec sa femme... Il y avait des soirées magnifiques. Édith plaisantait et sortait de grosses blagues...
L’alcool et la drogue, c’est vrai ou c’est faux ?
L’alcool, oui. À un moment, elle buvait quand même pas mal... La drogue, non. Souffrant de crises d’arthrites insupportables – je l’ai vue se tordre –, elle prenait de la morphine pour calmer ses douleurs. Mais se piquer avec une seringue comme on l’a vu dans le film La Môme, ce n’est pas vrai. Je connaissais bien sa maison, sa salle de bains, et je n’ai jamais vu de seringues qui traînaient... En revanche, elle prenait beaucoup de médicaments. Pour dormir, elle avalait je ne sais combien de cachets et pour se réveiller elle prenait dix Maxiton !
Pourquoi est-ce que cela ne durait pas avec les hommes ?
Au bout d’un moment, elle se lassait. Et puis, la vie avec Piaf était épuisante, il faut l’avoir vécu pour le comprendre !
Germaine Ricord, avec Édith Piaf et Michel Rivgauche et Georges Moustaki.
Vous avez vécu l’arrivée de Moustaki dans sa vie...
Un après-midi boulevard Lannes, j’ai vu ce grand garçon assis par terre. Il avait des boutons sur la visage, des cheveux gras, il faisait un peu – beaucoup – bohème, avec sa guitare à la main... J’ai dit à Édith : « Tu le sors d’où ce garçon ? » Elle me répondit : « T’inquiète pas, Maimaine, quand je lui aurai donné un bon bain, il ne sera plus le même ! » Le lendemain, Moustaki était devenu son amant...
Avec Marten, c’était fini. Félix était marié – il avait une petite fille – et s’était lié à Piaf uniquement pour pouvoir passer à l’Olympia en américaine de son spectacle. Il se moquait éperdument d’elle et il l’a laissée tomber une fois le contrat en poche... Édith était libre dans son cœur quand Moustaki est arrivé. Elle lui a acheté des chemises, des tricots, une montre de grande marque... C’était Édith quand elle était amoureuse ! Elle l’a transformé : elle lui a coupé les cheveux, l’a rasé de près... C’est devenu un autre homme !
Avec lui, l’histoire a duré un an...
Moustaki a été sous le charme d’Édith, qui avait un magnétisme extraordinaire. Elle savait y faire avec les hommes ! Jo avait 24 ans – 20 ans de moins qu’elle. Il était beau, gentil, très doux et très oriental. Elle lui faisait des cadeaux mais il s’en moquait... Je le trouvais très bien pour elle, mais un jour, il en a eu marre et il est parti. Je crois que c’est l’un des rares hommes qui l’ait quittée.
L’été 1958, en tournée avec Rivgauche et Moustaki, Édith avait un air épanoui. On vous voit en photo avec elle sur la plage de Biarritz ou de Deauville...
Édith avait suivi une cure de désintoxication et ne buvait plus. Elle préparait l’Olympia et était en pleine forme. À ce moment-là, elle était vraiment superbe, mais ça s’est gâté par la suite. Petit à petit, elle a recommencé à prendre un verre puis un autre. Dans les restaurants, elle demandait un melon avec du porto, puis c’était le porto avec du melon. On lui laissait la bouteille sur la table... Chez elle, elle buvait et il fallait cacher les bouteilles... Parfois, elle sautait par la fenêtre en pleine nuit pour aller boire dans un bistrot, place du Trocadéro... Il fallait surveiller tout ça, c’était épuisant. Elle avait autour d’elle une véritable cour, elle aimait être entourée de gens qui la faisaient rire. Elle payait pour qu’on l’amuse. Elle avait besoin de ça.
On dit que certains se servaient dans l’appartement...
Je n’ai pas assisté à des vols, mais elle a été beaucoup truandée dans sa vie. Édith a gagné beaucoup d’argent, mais on lui en a pris beaucoup aussi... Lorsque nous sommes allées passer Noël en 1958 à Casablanca chez les Cerdan, Louis Barrier m’avait donné un million de l’époque. Sur place, elle a tout dépensé en cadeaux... Nous avions heureusement notre billet du retour, sinon on revenait à la nage ! Édith se foutait éperdument de l’argent, elle n’en avait jamais sur elle. C’est Barrier qui s’occupait de tout.
Il paraît qu’elle adorait dire du mal des gens quand ils étaient partis...
Le soir, chez elle, nous étions parfois sept ou huit artistes et quand l’un d’entre nous prenait congé, Édith « cassait du sucre » sur son dos... Au bout d’un moment, personne n’osait plus partir car il savait qu’à peine la porte franchie, il en prendrait pour son grade ! Ça n’allait pas bien loin, mais il faut quand même dire qu’Édith était vacharde !
Moustaki vous a écrit une chanson...
Oui, et Édith en avait fait les paroles. Ça s’appelle On est maladroit quand on aime vraiment. Je l’ai chantée quelquefois à la radio mais je ne l’ai jamais enregistrée. Édith faisait beaucoup pour un homme quand elle était amoureuse, mais rien pour une femme. Elle n’a jamais rien fait pour moi, elle ne m’a pas aidée dans le métier et ne m’a donné aucun conseil. Elle n’aurait pas aimé que je sorte de la place que j’occupais.
Il y avait bien Marguerite Monnot...
Marguerite Monnot était une très grande musicienne qui a composé des chansons magnifiques. Édith et elle ont connu une amitié de plus de vingt-cinq ans. Mais à la disparition de Marguerite, Édith a été peinée, sans plus... Les choses lui passaient un petit peu au dessus de la tête... Édith pouvait vous faire de grandes démonstrations et puis le lendemain plus rien, vous n’existiez plus. C’était un « monstre », dans la vie comme sur scène. J’ai assisté à des soirées magnifiques. Quand on l’écoutait chanter, on oubliait tous les griefs que l’on pouvait avoir envers elle...
Je me souviens qu’un soir à Annecy nous avions fini la première partie et Édith n’était pas arrivée. Dans la salle bondée, les spectateurs, très mécontents, la traitaient de tous les noms... Elle est finalement arrivée avec Moustaki. Je ne sais pas si elle avait bu, mais elle semblait incapable de chanter. « Édith, vous ne pouvez pas chanter dans ces conditions, on annule et on rembourse », lui dit Barrier. « Vous ne remboursez rien du tout ! », réplique Édith. On a appelé un docteur qui lui fait une piqûre de camphre pour son cœur car on a cru qu’elle allait mourir... Son chef d’orchestre, Robert Chauvigny, a refusé de l’accompagner et il est rentré dans les coulisses avec ses musiciens. Elle ne tenait pas debout, Moustaki et Barrier la soutenaient chacun par un bras...
Alors qu’elle était arrivée moribonde, Édith s’est relevée et a ouvert les rideaux. La voyant apparaître, le public a été saisi et un grand silence s’en est suivi. Elle a fait son tour de chant et on n’a jamais compris où elle avait puisé cette force pour arriver à tenir pendant plus d’une heure... Elle a chanté avec toutes ses tripes, avec son cœur, avec son âme. Elle était transcendée. C’était fabuleux. Chanter était un exutoire pour elle, elle oubliait toute sa douleur, toute sa misère... Elle devenait un autre personnage. Dehors, où il faisait moins cinq degrés, le public l’a attendue pendant une demi-heure pour lui faire signer des autographes...
J’ai assisté à des choses que je ne connaîtrais jamais plus de ma vie... Pour moi, ce sont des souvenirs parfois durs mais magnifiques. Ces trois années ont été épuisantes mais extraordinairement enrichissantes.
Vous avez été là dans les derniers mois de sa vie ?
Non, j’étais en tournée en Afrique noire quand elle est décédée et je n’ai pas assisté à son enterrement. J’ai appris sa mort par la radio.
Propos recueillis par Raoul Bellaïche, le 29 septembre 2013
• Interview parue dans JE CHANTE MAGAZINE n° 9/10, spécial Piaf-Moustaki, toujours disponible (derniers exemplaires).
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