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Entretien avec Claude Bolling (2002)


Avec Charles Trenet. Photo coll. Claude Bolling.


Né à Cannes en 1930, et sur les scènes très peu de temps après (14 ans !), Bollington — comme l'avait affectueusement surnommé Boris Vian —, pianiste, compositeur, arrangeur et chef d'orchestre, est actuellement l'un des musiciens français les plus réputés dans le monde.

En tant que jazzman, il a joué — et joue encore — avec tous les plus grands et ses compositions portent la marque de ses maîtres, Duke Ellington et Count Basie.


On ne compte plus ses musiques de films et — outre Borsalino, qui reste la plus fameuse — on peut citer Le jour et l'heure, Le mur de l'Atlantique, La mandarine, Lucky Luke, Le magnifique, Borsalino and Co, Le Gitan, Flic Story, L'année sainte, La ballade des Dalton, La gueule de l'autre, Le braconnier de Dieu, Louisiane, ainsi que la sonorisation des films muets de Buster Keaton (Fiancées en folie).

À la télévision, il a assuré la direction musicale des émissions d'Albert Raisner (Âge tendre et tête de bois), de Gilbert et Maritie Carpentier et de Jean-Christophe Averty, et composé de nombreuses musiques dont les très fameuses Brigades du Tigre (« M'sieur Clemenceau, vos flics maintenant sont devenus des cerveaux... »).


Pour la scène, il a participé à la création de A drum is a woman, de son ami Duke Ellington, mise en scène de Jérôme Savary, et composé sur un livret de Françoise Dorin, une opérette, Monsieur Pompadour. Il a mêlé le jazz et le classique pour une Suite pour flûte et jazz-piano-trio qu'il a interprétée avec Jean-Pierre Rampal.


Et depuis maintenant vingt-cinq ans, il dirige — son vieux rêve — un Big band qu'il promène à travers le monde en répandant les bonnes notes de Duke Ellington, Count Basie, Jimmy Lunceford, Glenn Miller ou... Claude Bolling, dans la grande tradition. Big band avec lequel il vient de commettre un disque fabuleux en réarrangeant en swing quelques standards de la chanson française ainsi qu'une Marseillaise dont je ne vous dis que ça !


Enfin, dans le domaine qui nous occupe ici, la « chansonnette, cet art mineur » qu'il prend tout autant au sérieux, on n'en finirait pas d'énumérer ceux pour qui il a composé des chansons ou arrangé les disques : (en vrac) Sacha Distel, Henri Salvador, Jacqueline François, Mouloudji, Lucienne Vernay, Juliette Gréco, Pierre Louki, Charles Trenet, Mick Micheyl, Dario Moreno, Nancy Holloway, Maya Casabianca, Magali Noël et, bien naturellement, les Parisiennes dont il a composé quatre-vingt-dix pour cent du répertoire. Liste non exhaustive.

Aperçu d'un homme à tout (bien) faire de la musique.

 

JE CHANTE ! — Claude Bolling, votre nom est synonyme de jazz, mais vous avez également marqué le monde des variétés comme arrangeur, compositeur et accompagnateur. Comment êtes-vous venu à la chanson ?

CLAUDE BOLLING. — Au début des années 50, mon complice Boris Vian, qui jouait de la trompette dans l'orchestre de Claude Abadie, avec lequel j'étais en concurrence, a été engagé à la direction artistique du Jazz chez Philips. Boris me fait faire un enregistrement en trio avec mes partenaires Gérard Badini et Gérard Motta. Jacques Canetti, qui était le « patron » de Philips, me dit : « Pour lancer le disque, je vous programme une séquence de jazz dans le prochain spectacle que j'organise et qui va partir en tournée dans toute la France. Ça vous plaît ? »« Oui, bien sûr, monsieur ! »


C'est ainsi que j'ai été amené à jouer pour Les Trois Ménestrels, Jean Wetzel (l'harmoniciste de Touchez pas au grisbi), Éliane Dorsey et surtout Dario Moreno, qui était la vedette du spectacle. J’accompagnais, avec trois autres musiciens, dont le clarinettiste Albert Nicholas, tout le tour de chant de Dario. Le spectacle comportait également Pierre-Jean Vaillard, Pierre Roche et Aglaé.


Voilà comment j'ai mis le doigt dans l'engrenage de la chanson. Après le doigt, c'est tout le bras qui y est passé quand Boris Vian, qui avait apprécié mon savoir-faire, m'a demandé d'écrire et de jouer pour ses « Chansons possibles et impossibles » qu’il s’apprêtait à enregistrer. J’ai donc arrangé Bourrée de complexes, On n’est pas là pour se faire engueuler, Je bois et Le petit commerce. Pour les six autres chansons, le disque indique « avec Jimmy Walter et son ensemble ». Mais comme à l’époque j’étais sous contrat chez Vogue, pour « mes » quatre chansons, le disque indique « avec accompagnement instrumental ». [Sur le CD édité en 1991 « Boris Vian chante Boris Vian », les quatre morceaux sont bien sous-titrés « avec Claude Bolling et son orchestre ».]


On a beaucoup dit et écrit que Boris Vian était un génie. Êtes-vous d'accord avec cette épithète ?

Pour moi, il était un bel esprit. Il avait des idées sur tout. Quand la criminalité faisait la une des journaux, un jour, il m’a dit : « Si, à chaque fois qu’il y a un meurtre, on condamnait à mort l'auteur du crime et le fabricant de l’arme, il n'y en aurait plus dans trois mois. »


Revenons à Dario Moreno, disparu trop tôt à 47 ans et sur qui, à ma connaissance, on a peu écrit. Outre l’accompagnement de ses tournées, vous avez enregistré avec lui pas mal de morceaux : Tout ce que veut Lola, Sarah, Calypso italiano, Coucouroucoucou et Si tu vas à Rio. Quel genre d’homme était-il ?

C'était un extraverti mégalomane. Il pouvait être très gai et convivial et en même temps désagréable et pingre. Mais, de toute façon, sur le plan vocal, il était prodigieux.


Vous avez aussi tourné avec Henri Salvador...

C’était encore à l’époque des tournées Canetti. Comme Salvador n'aimait pas faire les répétitions, à chaque fois que nous arrivions dans une ville, je répétais tout le spectacle avec les musiciens locaux. En l’absence de notre chanteur, c’était moi qui chantais tout son répertoire à sa place. Le soir, Salvador n'avait plus qu'à faire son tour, tout était au point.


Henri Salvador, lorsqu’il était encore un des Collégiens de Ray Ventura, a eu l’occasion d’initier à la guitare le neveu du chef d’orchestre, un certain Sacha Distel. Le maître ne devait pas être mauvais puisque l’élève a été sacré « premier guitariste de jazz » en 1953. Malgré cela, il a préféré la chansonnette. Et après avoir enregistré quelques disques chez Versailles, la marque du tonton, il arrive chez Philips où on vous confie les orchestrations de ses premier 45 tours — et de ses premiers vrais succès.

J’ai enregistré avec lui toutes les chansons de sa période Philips : Scoubidou, Oui, oui, oui, oui, Oh ! quelle nuit !, Personnalités, Mon beau chapeau... A cette époque, on enregistrait en direct — chanteur et musiciens ensemble — quatre chansons en trois heures. Quand j’entends dire maintenant que l’enregistrement de tel ou tel disque a demandé plusieurs semaines, voire plusieurs mois ou une année !... Ce que nous faisions supposait que, lorsque nous arrivions au studio, les arrangements étaient déjà écrits, les musiciens avaient répété et... le chanteur savait parfaitement ses chansons.



Avec Brigitte Bardot. Photo coll. Claude Bolling.


De Sacha Distel, nous en arrivons tout naturellement à Brigitte Bardot, dont vous avez réalisé le premier « vrai disque » puisque, avant ce 33 tours, elle n’avait enregistré que Sidonie avec sa guitare pour seul accompagnement.

Au début des années 60, l’été, j’allais à Saint-Tropez où je faisais parfois le « bœuf » au Tropicana. À l’époque, ma future femme connaissait Brigitte Bardot, qui nous invita chez elle. En me voyant, Brigitte s’est exclamé : « Qui c’est, celui-là ? » Nous avons sympathisé et elle m’a bientôt appelé Dubol. Elle avait accepté de faire pour la télévision, à l’occasion du nouvel an 1963, un show dont le réalisateur serait François Chatel. À l'époque, la télévision française s'appelait encore RTF et ne comptait qu'une seule chaîne en noir et blanc. Elle m'a demandé d'en assurer la musique et la direction musicale. Cette émission devait faire l'objet d'un disque 33 tours des chansons du programme. Brigitte avait donc besoin de chansons. Gérard Bourgeois et Jean-Max Rivière lui ont écrit Les amis de la musique et la fameuse Madrague (« Sur la plage abandonnée, coquillages et crustacés... »). Serge Gainsbourg lui a apporté L’appareil à sous, Je me donne à qui me plaît et La javanaise. Brigitte a gardé les deux premières et renoncé à la troisième. Dommage ! J’ai souvent regretté de ne pas avoir insisté. J’ai composé pour elle Invitango, Noir et blanc et Faite pour dormir.

Gainsbourg m’avait aussi apporté un texte, La belle et le blues que j’ai mis en musique. Cette chanson, ainsi que toutes les précédentes, a été enregistrée et le disque est sorti en janvier 1963 mais... sans La belle et le blues, qui est restée inédite jusque en 1993, où elle est parue dans un coffret de 3 CD intitulé « Initials B. B. ».



Avec Les Parisiennes. Photo coll. Claude Bolling.


En ce temps-là, vous participez régulièrement à l’émission d’Albert Raisner, Age tendre et têtes de bois où vous assurez l’accompagnement et la direction musicale. On peut dire que vous avez accompagné tous les chanteurs — pardon, les idoles — de l’époque.

C'est à cette époque que Jean Klüger — qui éditait nos musiques — me dit que c’était l’endroit idéal pour lancer « quelque chose de nouveau ». Il me fait alors écouter un disque américain, un groupe de filles chantant — ou plutôt braillant — à l’unisson une musique pleine d'entrain et de bonne humeur...

Nous avons alors pensé, le parolier Frank Gérald et moi, qu’on pourrait peut-être créer un groupe français équivalent. Nous avons écrit quatre chansons, dont Il fait trop beau pour travailler, que nous avons fait chanter à quatre voix « anonymes » : Nicole Croisille, Danielle Licari, Michelle Dorney et Nadine Doukan, qui étaient les fidèles choristes de toutes mes aventures.

L'enregistrement étant réussi, nous cherchons un nom pour le groupe : on propose « Les oies blanches », « Les doubles croches » et bien d’autres. Finalement, nous optons pour « Les Parisiennes », qui était le titre d'une des chansons du disque.

Ce qui n'était au départ qu'un disque d'été rigolo — nous pensions faire un seul disque — devient un succès tel qu’il faut montrer nos « Parisiennes » à la scène et à la télévision. Or, Nicole Croisille commençait la carrière qu'on lui connaît, Danielle Licari venait de faire la voix de Catherine Deneuve dans Les Parapluies de Cherbourg et espérait bien faire carrière en solo. Quant à Michelle et Nadine, elles n'ont pas voulu échanger leur vie en studio contre celle de la scène. Nous n’avions donc plus de Parisiennes.


Raymonde Bronstein, danseuse dans les ballets d’Arthur Plasschaert, voulait se lancer dans le chant : nous lui proposons de monter le groupe. C'est alors qu'elle recrute trois copines, danseuses elles aussi dans les ballets du show-biz de Paris : Anne Lefébure, Hélène Longuet et Anne-Marie Royer.

Et sur le deuxième disque, en fait le premier des « vraies Parisiennes », vous enregistrez ce qui est probablement le titre le plus long de toute l’histoire de la chanson française : C’est tout de même malheureux qu’on ne puisse pas se promener tranquillement dans les rues après neuf heures du soir !

Philips nous demandait trois super 45 tours par an ! Nous devions donc écrire, Frank Gérald et moi, douze chansons par an : L’argent ne fait pas le bonheur, Il va falloir se mettre au régime, Le tunnel sous la Manche... Devant l’ampleur du travail, nous avons eu heureusement l'apport de collaborations extérieures : c’est ainsi que Pierre Perret leur a écrit : On est si mignonnes (« Tandis que nous, on est si mignonnes, tandis que nous, on n’est pas comme ça... ») et Les zozos (« Vous avez, comme qui dirait, des boules de gomme dans les zozos... »). Françoise Dorin nous a aussi apporté Les fans de Mozart (« Ralliez-vous les copains à notre étendard, on a fondé le club des fans de Mozart... »), texte sur lequel j’ai composé une musique « à la manière de... ». Et puis, les Parisiennes ont fait aussi quelques reprises de vieilles chansons telles que La Matchiche et les succès de Ray Ventura : Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux ?, Tiens ! tiens ! tiens !, J'ai besoin de vous...


Combien de temps a duré l’aventure et comment s’est-elle terminée ?

Sept ans. Nicole Croisille les a « coachées » pour leurs premiers enregistrements. Et puis elles ont chanté et dansé sur les scènes de tous les music-halls, de tous les théâtres et tous les plateaux de télévision. Puis, Raymonde Bronstein a été remplacée par Viviane Chiffre. Enfin, en 1971, le contrat avec Philips s’achevant, le groupe a décidé d’arrêter : ambitions personnelles, désir de mener la vie de leur choix...



Avec Juliette Gréco. Photo coll. Claude Bolling.


Parallèlement à cette activité, sûrement très prenante, vous trouvez quand même le temps de composer pour d’autres. En 1965, vous composez pour Juliette Gréco Rue des chanteurs et lui écrivez l’arrangement du fameux Belphégor. En 1966, pour la même, vous composez Alpha du Centaure, Dix-huit jours et Les moutons avec Pierre Louki. Et en 1968, vous collaborez avec celui qui restera sans doute comme le plus important créateur de la chanson française au XXème siècle, Charles Trenet.

Vous avez raison de dire ça. Trenet, en 68, voulait réenregistrer quelques-unes de ses anciennes chansons qui n’avaient pas été très connues, ou qui avaient été chantées par d’autres. C’est ainsi qu’on m’a demandé de réarranger Quartier latin, La Minou, la Cançon, la Baya, Si tu vas à Paris, La valse à tout le monde et Le fils de la femme-poisson.


Mais en 1971 et 72, cette fois, ce sont des nouvelles chansons que vous lui arrangez : Fidèle, Au bal de la nuit, Mon opérette et Rien n’est en place.

J’ai enregistré Fidèle ? Je ne m’en souviens pas.


C’est en tout cas ce qui est écrit sur l’étiquette du disque. Est-il vrai — je l’ai lu — que Charles Trenet enregistre ses chansons en une prise et qu’il refuse de recommencer ?

C'est vrai, mais il faut savoir tout ce qui s’est passé auparavant. On s’est d’abord réunis chez lui, on a défini la tonalité dans laquelle il va chanter la chanson, l’introduction et les éventuelles modulations et les détails d'orchestrations. En ce temps-là, tout était soigneusement travaillé en amont, ce qui faisait qu'en studio, il n'y avait plus à faire de recherches dispendieuses. Et en effet, la première prise, à la rigueur la deuxième, était souvent la bonne.


Tout à l’heure, en venant chez vous, il m’est revenu en mémoire que vous avez composé une opérette.

Monsieur Pompadour. Un jour, je reçois un coup de téléphone de Françoise Dorin : « Allô, Claude ? J’ai écrit une opérette, textes et lyrics ; nous avons un théâtre (Mogador), le financement (Madame Martini), les chanteurs et acteurs (Georges Guétary, Éliane Varon, Jean Richard, Micheline Dax), le metteur en scène (Jacques Charon), le décorateur (André Levasseur)... Veux-tu être le compositeur ? » On plonge quand de telles conditions sont réunies ?


Voilà près de vingt-cinq ans maintenant que vous tournez avec votre big band. Est-ce à dire que la chanson est définitivement terminée pour vous ?

Pas du tout. D’ailleurs, parallèlement à des activités de jazzman, je n’ai jamais cessé d’accompagner des chanteurs quand des occasions se présentaient, et nous en avons eues dans l'orchestre : Guylenn Delassus, puis Laïka, Jeffery Smith, aujourd'hui Marc Thomas et Maud. Les vocalistes d'un orchestre de jazz comme le nôtre chantent principalement en anglais mais comme cette année nous jouons PariSwing, ils chantent en français. À propos de jazz, j'allais oublier les aventures de notre Big band avec Guy Marchand dans le rôle du crooner. Nous avons ainsi enregistré en public au Petit Journal Montparnasse quelques bons vieux classiques : Fly me to the moon, Chicago, I've got you under my skin, On the sunny side of the street, Besame mucho, September in the rain, Bill Bailey... Un album que, sans me vanter, je trouve assez réussi. Et à New York, le Big band a connu également une belle aventure avec un quartet vocal américain, le Jon Hendricks quartet. Ils mettent des paroles sur des airs de Dizzy Gillespie ou Duke Ellington, un peu comme Mimi Perrin l'a fait avec les Double Six.


Vous parliez de PariSwing dans lequel vous faites swinguer quelques traditionnels français. Vous reprenez une certaine Marseillaise assez éloignée de Rouget de l'Isle et pour laquelle vous avez laissé tomber les paroles. Vous n'avez pas eu les ennuis qu'a connus Gainsbourg avec la sienne ?

Ma version est quand même très respectueuse de l'original. Non seulement je n'ai pas eu d'ennuis, mais elle a été adoptée comme version officielle par la Musique de l'Armée de l'Air de la région Sud-Ouest !


Pour terminer, avec quel(s) chanteur(s) auriez-vous aimé travailler ?

Sans hésitation, Frank Sinatra et Sammy Davis ! Et puis, en France, avec Yves Montand. Ce qui aurait été possible puisque nous étions ensemble chez Philips. Mais il avait son équipe habituelle, dirigée par l'excellent Bob Castella, qui a assuré l'accompagnement de toute sa carrière.

Et Nougaro ?

L’occasion ne s’est pas présentée. Dommage, car nous nous entendons bien !


Propos recueillis par Jean-Paul Chevalley


• Discographie disponible : pour ce qui est des musiques de films, signalons « Bolling Story » (23 BOF) sur un CD Play Time/FGL paru en 1999. Au rayon jazz, plusieurs CD de Claude Bolling sont disponibles.


• Interview publiée dans JE CHANTE n° 28 (octobre 2002), toujours disponible.

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