Sorti en 2011, le film Des hommes libres, réalisé par Ismaël Ferroukhi, a remis en mémoire Salim Halali, chanteur extrêmement populaire dans toute l’Afrique du Nord dès la fin des années 30. Dans le film, l’artiste est interprété par l’acteur arabe israélien Mahmoud Shalaby et doublé par le chanteur juif marocain Pinhas Cohen.
Bande annonce du film "Les Hommes libres"
De son vrai nom Simon Halali, il est né le 30 juillet 1920 à Bône (aujourd’hui Annaba), en Algérie dans une famille modeste (son père est boulanger). En mars 1934, Simon-Salim embarque pour la France dans un bateau transportant des... moutons. Il se pose quelque temps à Marseille, où il chante parfois le soir dans les cafés du quartier de l’Opéra. Installé à Paris, il chante « oriental » au Faubourg Montmartre et se produit dans des cabarets comme « chanteur espagnol ». « Voix haute, claire et limpide, il fait alors merveille dans les boîtes espagnoles de Paris, principalement au Club, haut-lieu du flamenco près de la place de Clichy », rappelle Nidam Abdi, grand connaisseur des musiques du Maghreb (1).
C’est à Paris qu’il rencontre Mohamed El Kamal (1919-1956), comédien, chanteur fantaisiste swing et auteur-compositeur, qui lui écrira ses premiers succès : le paso doble Mounira, les valses Nadira et Andaloussia... Chez Pathé, à partir de 1936, Salim Halali enregistre des dizaines de 78 tours en arabe, en espagnol (La Sevillana) et en français (La Belle de Séville, Reviens, Brûlante étreinte) qui connaissent des records de vente en Afrique du Nord.
Le chanteur algérien Mohamed El Kamal
En 1938, il fera aussi la connaissance de Mahieddine Bachtarzi (1897-1986), chanteur algérien dans la troupe duquel il fera une tournée des capitales européennes. La même année, il se lie avec le compositeur algérien Mohamed Iguerbouchène (1907-1956), qui lui écrira une cinquantaine de chansons dans le style flamenco.
Pendant l’Occupation, Mohamed El Kamal part travailler à Radio Berlin. Resté seul, Salim mène une vie insouciante sans imaginer qu’il risque à tout moment d’être arrêté en raison de ses origines juives. Par chance, il sera hébergé à la Grande Mosquée de Paris par le recteur Si Kaddour Benghabrit (interprété par Michael Lonsdale dans le film) qui, pour le sauver de la déportation, lui délivre une fausse attestation d’appartenance à la religion musulmane. En compagnie d’autres artistes, Salim anime alors les soirées du café maure de la Mosquée. Une de ses sœurs, Berthe, qui vit rue François-Miron, dans le quartier du Marais, sera arrêtée le 7 août 1943 avec son petit enfant. Ils seront tous eux déportés.
La guerre passée, Salim ressort de l’anonymat et entame une nouvelle carrière au grand jour. « Sa chemise à jabot constamment ouverte sur la poitrine, sa voix pure, ses déhanchements suggestifs (tout en jouant la darbouka) et sa beauté mélancolique lui valent un succès certain auprès des Maghrébines », écrit encore Nidam Abdi. (1)
Coup sur coup, il crée deux luxueux cabarets orientaux à Paris : l’Ismaïlia Folies, avenue Montaigne, en 1947 et Le Sérail, rue du Colisée, en 1948.
Le Coq d’Or
Mais il se lasse vite de la France et décide de retourner vivre au Maroc. À Casablanca, en 1949, il rachète un vieux café et en fait « le plus beau cabaret oriental du Maroc » ! Un établissement somptueux avec « six salons décorés de draperies tissées d’or et de meubles Louis XV authentiques ». Pendant de longues années, le Coq d’Or – où il chante toutes les nuits, jusqu’à plus d’heure – sera un des lieux les plus courus de Casablanca, fréquenté par la bonne société marocaine et les personnalités de passage.
Salim parcourt aussi le Maghreb à la recherche d’artistes pour son cabaret. Au Coq d’Or, il engage la sfaxienne Chafia Rochdi, dite Nana, une grande dame de la chanson tunisienne (1910-1989) connue pour son anticonformisme (elle se maria dix fois !). Line Monty, Samy El Maghribi, Warda el Djazaïra, notamment, s’y produiront aussi.
Dans les années 50, Salim Halali accumule les succès : Alech ya ghzali, El aïn ezzarga, Seg najak seg... Mais le destin s’acharne. Son cabaret est entièrement détruit par un incendie.
Salim Halali chante "Seg najak seg" en public (version disque).
Au milieu des années 60, le chanteur quitte alors le Maroc et vient s’installer en France, à Cannes, précisément, dans une magnifique demeure, La Villa Saint-Charles, où il vit entouré d’œuvres d’art. Visite guidée : « Il y a un tapis d’Aubusson du XVIIIème, une statue en marbre de l’époque Ming, des tableaux de l’École Française du XVIIème, des Bouddhas, des ivoires chinois ciselés du XVIIIème, un Cartel Boulle Louis XV, un tapis de 20 mètres de long de la Savonnerie et des pierres dures de toutes les époques : des jades, de l’ambre, du cristal de roche, des lapis lazulis. Dehors, un jardin plein de roses, d’orangers, de jets d’eau ; plus loin Cannes, la mer et dans ce décor de légende : Salim, le Prince des Mille et Une Nuits. » (2) On raconte que lors d’une fête, il fit venir un éléphant dans son parc...
Photo : Jean Distinghin (Polydor)
En 1968, sous le nom de Salim, Halali enregistre quatre chansons en français (Oh dis, dis donc, Tourne le manège, Le soir sur la plage, Si j’avais mon père). Ce 45 tours Polydor orchestré par Claude Denjean est le prélude à un album plus ambitieux arrangé par Jean Claudric qui paraîtra à la fin de l’année suivante. Jacques Bedos, qui en assure la direction artistique, est aussi l’auteur de la préface : « Salim Halali a vendu des millions de disques dans les pays orientaux. Mais pour ce Prince du rythme et de la chanson, il manquait à sa carrière de s’exprimer en français. »
Paris, Salle Pleyel
Raymond Mamoudy, Roger Lucchesi, Billy Nencioli, Bob du Pac et Monique Emmanuel figurent parmi les auteurs des chansons dont Salim Halali signe toutes les musiques. Certaines titres accrochent, comme Méditerranéen où il rend hommage en arabe à « ces jolis pays que baigne la Méditerranée » (Maroc, Liban, Grèce, Italie, Malte, Turquie, France, Espagne...), Moi je suis d’un pays, Si j’avais 20 ans ou L’enfant de Calcultta. Salim fera surtout un tabac avec la version arabe d’un standard de la chanson juive, My Yiddishe Mama, dont il a écrit les paroles (il venait de perdre sa mère). Le scopitone est visible sur YouTube.
Salim Halali chante "Méditerranéen" (version disque).
« Il n’était pas facile de plaquer des paroles françaises sur des musiques orientales, andalouses, flamencas. Le résultat est un 33 tours exotique et excentrique avec lequel le “Tino des souks“ tente de conquérir la France », note L’Express. (3) Le 21 novembre 1969, pour accompagner la sortie de l’album, Salim se produit Salle Pleyel, à Paris. Ce concert, considéré par la presse comme « l’événement le plus insolite de la semaine », est retransmis en direct par RTL. Campagne d’affichage, nombreux passages dans les médias, Polydor a « mis le paquet ». Néanmoins, le public bigarré venu applaudir Salim, n’est pas très sensible à ce nouveau répertoire... « Il lança sa première chanson en arabe. Alors là, tout changea. La voix devint plus rauque, plus gitane, le cri jaillit d’une racine plus profonde. Et le grand cirque commença. Des youyous s’élevèrent parmi les spectatrices subjuguées, Salim allait et venait en scène, posant son micro pour embrasser ses musiciens, avalant un whisky, envoyant des baisers à la foule des adorateurs. Et cela dura, dura... » (4)
Salim Halali chante "My yiddishe mama" à la télévision française.
En novembre 1975, Salim Halali donne un concert à Montréal, sur la Place des Arts, devant 1800 personnes. L’enregistrement public paraîtra en France (Disques Espérance, distribution Sonodisc).
Dernières années
En 1993, âgé de 73 ans, Salim Halali choisit de tirer un trait sur sa vie d’artiste. Désormais, il se consacre à sa passion des antiquités. Le 31 décembre 1994, il cède pourtant à l’insistance de son ami Maurice Wizman et donne un dernier concert pour la soirée du réveillon (extrait visible sur YouTube).
Réveillon du 31 décembre 1994. Salim chante dans une soirée privée.
Il revend sa somptueuse villa et part vivre dans une maison de retraite à Vallauris, le Centre de Long Séjour... L’auteur, anonyme, d’un article publié sur Wikipédia, écrit notamment : « Ses journées se suivent et se ressemblent. La matinée, il est dans sa chambre, l'après-midi, il tient compagnie au personnel, dîne tôt et monte se coucher. Délaissé, mais aussi interdisant à tous qu'on lui rende visite, hormis à quelques amis proches. » (5)
« Au début, le personnel ne croyait pas avoir à faire à une star dans l'arabo-andalou, rappelle « adriendan » sur le site Dafina.net. Quand Salim leur a sorti ses photos et les coupures de presse, ils ont compris. À ce jour, le personnel soignant m'a confié ne pas comprendre comment Salim a dilapidé toute sa fortune pour finir dans une maison de retraite... Il était vêtu simplement et ne demandait rien. Il disait être repu de ce monde ici-bas... » (6)
Le 25 juin 2005, le chanteur décède au Centre hospitalier d'Antibes, à l’âge de 85 ans. « Selon ses souhaits, Salim a été incinéré comme son ami Pierre disparu quelques années auparavant, et ses cendres ont été dispersées sur le Jardin des souvenirs [de Nice] », ajoute « adriendan » (6) Le même témoin, qui a bien connu un de ses proches accompagnateurs, évoque « le Salim Halali colérique, le chanteur exigeant avec lui même et envers ses musiciens (l'insulte lui était familière mais sans méchanceté), l'homme déroutant en amitié, le provocateur. Mais il avait bon cœur et faisait don de ses cachets pour diverses causes en toute discrétion. » (6)
« Salim donnait tout ce qu’il possédait jusqu'à ses vêtements et ses bijoux. Il gâtait ses musiciens et offrait, à chaque fête de l’Aïd el Kebir, un camion de moutons aux pauvres de l’ancienne Médina », affirme de son côté l’animateur d’un blog qui lui est dédié. (7)
Pionnier de la world music
Pour le journaliste marocain Mohamed Ameskane, « les paroles et les musiques de Salim Halali reflètent à merveille sa personnalité ô combien composite. On est impressionné par l’aisance avec laquelle il passe d’un registre à l’autre. Son répertoire, d’une richesse inouïe, fait de lui le pionnier des chanteurs de la world music, de la fièvre latina et autres modes orientalistes. » (8)
« Parler de Salim Halali, c'est exactement comme parler d'Oum Kalthoum, affirme « le crooner de Casablanca » Maxime Karoutchi, un des derniers chanteurs judéo-marocains (et cousin de l’homme politique Roger Karoutchi). Ce n'est pas la chanson qui compte, mais le chanteur, sa voix, sa prestance, sa manière d'enfiévrer son monde avec des "mawwal" d'une phrase, mais chantés avec des dizaines de notes et sur une quasi infinité de gammes, avec une facilité et une aisance uniques ». (9)
Raoul Bellaïche
• CD dans la collection « Trésors de la chanson judéo-arabe » (MLP/Buda Musique).
Article paru dans JE CHANTE MAGAZINE N° 12, spécial Enrico Macias et la chanson francarabe (disponible).
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Sources :
(1) Libération, 13 juillet 2005
(2) Extrait du dossier de presse accompagnant la sortie de l’album français paru fin 1969 chez Polydor.
(3) L’Express, 15-21 décembre 1969.
(4) L’Aurore, 24 novembre 1969.
(5) Page Wikipédia consacrée à Salim Halali.
(6) adriendan, sur le site Danifa.net, 19 août 2009.
(7) musique.arabe.over-blog.com
(8) Mohamed Ameskane : Chansons maghrébines, une histoire commune, disponible en PDF sur Internet.
(9) http://solyanidjar.superforum.fr