Enregistrée en 1987 par Philippe Val, Soixante-huit demeure une des dernières chansons à évoquer implicitement les « événements ». Depuis, à l’exception de Nous voulions, par Georges Moustaki, et 20 ans, par Pierre Bachelet, toutes deux sorties en 1988, plus rien. À l’occasion du cinquantième anniversaire de Mai 68, petit voyage dans le temps à travers les chansons qui, de près ou de loin, ont évoqué ce printemps pas comme les autres ou y ont fait allusion...
« Du temps que les pavés
Volaient dans l’air opaque
Il y a presque vingt ans
C’était juste après Pâques
À Paris sur la Seine
Sur mon vélomoteur
Je l’avoue : Soixante-huit
A fait battre mon cœur... »
Et toujours le même président !
Huit ans de gaullisme, c’est trop, semble se dire Michel Delpech dans Inventaire 66. Les couplets de cette chanson mettent l’accent sur les nouveautés de l’année, alors que le leitmotiv insiste, lui, sur ce qui ne change pas.
Imaginée comme un jeu, au cours d'une séance de « brainstorming » improvisée réunissant Michel Delpech, Roland Vincent et sa femme Claudine Daubisy, Inventaire 66 avait pour vocation d’être le quatrième titre d’un super 45 tours – le septième – qui comprend pourtant une chanson destinée au concours de la Rose d’Or (Quand on aime comme on s’aime)... « Et si on faisait le bilan de l’année qui vient de s’écouler ? » Les images défilent alors : « Une mini jupe, deux bottes Courrèges... »
Si Chez Laurette, chanson rétro-nostalgique, à contre-courant des canons du moment, s’est doucement imposée pour devenir le standard que l’on sait, Inventaire 66 est complètement dans l’époque. Roland Vincent, compositeur et arrangeur, amalgame brillamment des couplets marqués par la musique noire et un refrain très « chanson française » : « Il y a eu tout ça, et puis malgré tout ça... » Estampillée 1966, cette chanson-collage demeure néanmoins d’actualité avec son leit-motiv plutôt incorrect : « Et toujours le même président... »
« Il y avait dans cette chanson un truc journalistique vraiment intéressant, précise Roland Vincent. Arrivés au studio, on a l’enregistrée de façon très décontractée, en déconnant complètement. Inventaire 66 était une chanson bouche-trou au départ et elle est devenue le titre principal du disque, la chanson locomotive, le tube ! »
Le milieu des années 60 inaugure un changement de ton dans la variété française. Le temps des adaptations, propre à la période yéyé, semble marquer le pas, et le folksong, la pop music naissante et le rhythm and blues en version originale s’installent durablement dans les hit-parades français. En 1966 apparaissent Antoine, Dassin, Dutronc, Nino Ferrer, Polnareff qui apportent un ton nouveau dans la chanson.
La France s’ennuie...
« Quand la France s’ennuie... », titre Le Monde du 15 mars 1968. « Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde... » Et Pierre Viansson-Ponté conclut : « Dans une petite France presque réduite à l’Hexagone, qui n’est pas vraiment malheureuse ni vraiment prospère, en paix avec tout le monde, sans grande prise sur les événements mondiaux, l’ardeur et l’imagination sont aussi nécessaires que le bien-être et l’expansion. Ce n’est certes pas facile. L’impératif vaut d’ailleurs pour l’opposition autant que pour le pouvoir. S’il n’est pas satisfait, l’anesthésie risque de provoquer la consomption. Et à la limite, cela s’est vu, un pays peut aussi périr d’ennui. »
Huit jours après la publication de ce texte « prophétique » naissait le « Mouvement du 22 mars », déclencheur des « événements de mai » !
Le 18 avril 1968, à la télévision, Jacques Dutronc chante "Il est cinq heures, Paris s'éveille"
accompagné par l'orchestre de Raymond Lefèvre.
...mais Paris s’éveille
Diffusée abondamment au printemps 1968 (le disque sort au mois de mars), la chanson de Dutronc, Il est cinq heures, Paris s’éveille, peut, rétrospectivement, être considérée comme une réponse au constat de Viansson-Ponté : la France s’ennuie... mais Paris s’éveille !
Assistant de Jacques Wolfsohn, directeur artistique chez Vogue, Jacques Dutronc a constitué, avec le troisième Jacques — Lanzmann — un trio de choc particulièrement inventif.
« Wolfshon (...) était sans cesse à la recherche d’idées nouvelles et de thèmes originaux. C’est lui qui m’a poussé à écrire Il est cinq heures, Paris s’éveille.
J’étais censé m’inspirer d’une chanson de début du siècle mais le texte comme l’esprit me rebutaient. Je trouvais ça ringard, démodé, bourré d’appels de rime. J’y travaillais avec Anne Segalen que j’avais épousée en 1966. Elle était également de mon avis. Il n’y avait rien à tirer de cette vision de Paris.
Comme Wolfshon s’impatientait, il nous convia à dîner, un vrai repas de chef, puis nous enferma dans la salle à manger. Au matin, à cinq heures exactement, tout devait être terminé. Parole ! on en a sué le Château-Margaux et le foie gras des Landes servi chaud. Les idées ne venaient pas. L’inspiration était au point mort, Anne, complètement découragée. Et puis, tout d’un coup, je me suis souvenu de mon retour à Paris, à l’aube d’un match de 1952. Les ouvriers étaient déprimés, les journaux étaient imprimés, les travelos n’étaient plus rasés. Je tenais mon idée. À cinq heures, c’était terminé. Je n’avais qu’une envie, aller me coucher. Je m’en fus réveiller Wolfshon qui en écrasait comme un loir. Il écouta la lecture du texte d’une oreille distraite puis émit un grognement ; “Ça va, vous pouvez foutre le camp !” »
• Extrait de Jacques Lanzmann, Le voleur de hasards, Jean-Claude Lattès, 1992.
D’ailleurs, Jacques Le Glou « détournera » le tube de Dutronc sur l’album « Pour en finir avec le travail » paru en 1974, où Il est cinq heures, version révolutionnaire, est interprété par une certaine Vanessa Hachloum, pseudonyme derrière lequel se cache... Jacqueline Danno !
« Les 403 sont renversées
La grève sauvage est générale... (...)
Le vieux monde va disparaître
Après Paris le monde entier
Les ouvriers sans Dieu sans maître
Autogestionnent la cité (...)
Il est cinq heures
Le nouveau monde s’éveille
Il est cinq heures
Et nous n’aurons jamais sommeil... »
Pour Il est cinq heures, Paris s’éveille, Jacques Lanzmann est parti d’un poème de Marc-Antoine Désaugiers (1772-1827) écrit en 1802, Tableau de Paris à cinq heures du matin. Également peintre, Désaugiers s’inspirera d’une de ses toiles pour écrire ce texte. Il est aussi l’auteur d’un poème intitulé... Tableau de Paris à cinq heures du soir !
Tableau de Paris à cinq heures du matin, où le leitmotiv « Il est cinq heures... » ne figure dans aucune strophe, a été enregistré dans sa version originale par Marc et André (1960), Cora Vaucaire (1972), Francis Lemarque (1994). Ou ici, par Catherine Maisse.
Une autre chanson de 68 sera également « détournée » par Jacques Le Glou : À bicyclette, de Pierre Barouh, dont la version d’Yves Montand, sortie en 45 tours, est un des tubes de ce printemps pas comme les autres. Prémonitoire, la bicyclette, quand on sait que le manque d’essence va bientôt immobiliser les automobilistes... ?
Les temps changent...
Quelques faits isolés donnent, avec le recul, l’impression que « les temps changent »... Au printemps 68, Europe 1 interrompt définitivement l’émission Salut les Copains créée par Lucien Morisse en 1959 et la remplace par Campus, une émission dédiée à la « contre-culture » naissante (discussions, chanson engagée, pop music, jazz...) présentée en soirée à partir du 28 mars par François Jouffa, très vite remplacé par Michel Lancelot.
Le premier 45 tours de Julien Clerc est le dernier disque sorti des usines avant la grève générale. Parue le 8 mai, La cavalerie, signée Étienne Roda-Gil, peut être aussi considérée comme révélatrice d’un besoin de changement :
« Quand s'éloigne la tourmente
Quand retombe la poussière pesante
Et que sombre le pays
Dans le sommeil et l'ennui (...)
Un jour je prendrai la route
Vers ailleurs coûte que coûte
Je traverserai la nuit
Pour rejoindre la cavalerie
J'aurai enfin tous les courages
Ce sera mon héritage
Et j'abolirai l'ennui
Dans une nouvelle chevalerie... »
Bob Socquet, directeur artistique en 1968, rappelle : « Pour La cavalerie, Arlette Tabart nous fait sur Europe n° 1 une programmation d’enfer, et tout devait suivre, mais l’usine Pathé Marconi de Chatou, au moment de la fabrication, est occupée : nous sommes en mai 1968 ! Nous parviendrons quand même à presser 625 exemplaires, pas un de plus, et que faire, sinon attendre au milieu des pavés ? » (1)
Avec Alouette de Gilles Dreu (dont le timbre de voix peut évoquer celui de Julien Clerc), Animal on est mal de Gérard Manset (sortie en avril), La cavalerie est une des rares nouvelles chansons les plus diffusées sur les radios nationales en ce mois de mai. Et pour cause : il n’y en a pas d’autres !
Jeune homme
Sorti au début de l’été 68, le nouveau super 45 tours de Johnny Hallyday contient des chansons que l’on peut — encore une fois rétrospectivement — associer à la révolte de ce printemps, notamment Jeune homme, écrite par Ralph Bernet, sur une musique de Jacques Revaux, avec un superbe arrangement d’Art Greenslade.
Il est rare que Johnny prenne la plume pour présenter son nouveau disque. Cette fois, il se sent tenu de le faire, comme s’il voulait se dédouaner vis-à-vis de ses fans... supposés hostiles aux étudiants : « Je tiens à vous préciser deux choses au sujet de ce disque. D’abord, toutes ces chansons furent préparées avant les événements actuels ; ensuite, elles sont toutes originales, même celle de Micky Jones et de Tommy Brown, qui fut écrite spécialement pour ce disque. »
« Jeune homme
Tu parles comme un homme
À croire que t’as vécu
Mille ans et plus... »
Chanson un peu dans l’esprit (réactionnaire) de Cheveux longs et idées courtes, sortie deux ans plus tôt (« Crier dans un micro / Je veux la liberté / Assis sur son derrière / Avec les bras croisés... »), et qui annonce Mes Universités de Philippe Clay trois ans plus tard.
Dans la même veine, un degré en-dessous, on trouve... Sheila avec Petite fille de Français moyen, un... tango, « marqué au coin du bon sens » signé Georges Aber, Jacques Monty et Claude Carrère :
« Tandis que moi qui ne suis rien
Qu’une petite fille de Français moyen
Quand je travaille oui je me sens bien
Et la fortune viendra de mes mains... »
« Je retourne ma veste... »
Pour en finir avec les chansons peu ou prou réactionnaires ou qui prennent du recul sur les « événements », il faut citer Jacques Dutronc avec L’opportuniste, chanson parue en octobre 1968. Le texte de Jacques Lanzmann, qui renvoie tout le monde dos à dos, n’est pas tendre avec les « contestataires » et semble réduire la « révolution » à une vaste bouffonnerie... « Politiquement incorrect », Dutronc demeure fidèle à son image de dandy individualiste :
« Je suis pour le communisme
Je suis pour le socialisme
Et pour le capitalisme
Parce que je suis opportuniste
Il y en a qui contestent
Qui revendiquent et qui protestent
Moi je ne fais qu'un seul geste
Je retourne ma veste
Je retourne ma veste
Toujours du bon côté (...)
Je crie vive la révolution
Je crie vive les institutions
Je crie vive les manifestations
Je crie vive la collaboration
Non jamais je ne conteste
Ni revendique ni ne proteste
Je ne sais faire qu'un seul geste
Celui de retourner ma veste
De retourner ma veste
Toujours du bon côté... »
D’une pirouette que n’auraient pas reniée Boris Vian, Jean Yanne, voire Brassens, Lanzmann conclut son texte par une... pantalonnade :
« Je l'ai tellement retournée
Qu'elle craque de tous côtés
À la prochaine révolution
Je retourne mon pantalon... »