JE CHANTE.- Racontez-nous vos débuts dans la chanson.
GEORGES CHELON.- J’étais étudiant en sciences politiques à Grenoble. J’avais fait un voyage en Espagne avec des copains et j’avais acheté une guitare. Cela m’a donné l’idée de faire quelques chansons. Et je me suis présenté à un concours organisé en mai 1964 par Pathé Marconi et Radio Monte-Carlo. J’ai intéressé un directeur artistique de chez Pathé, René Vaneste, qui m’a suggéré de venir à Paris au mois de septembre. Dès ce moment-là, j’ai senti que c’était important pour moi. Je n’ai pas douté une seconde que j’allais chanter, alors qu’avant, je n’y pensais pas du tout. Ça a été vraiment une révélation. En septembre, j’étais à Paris pour signer un contrat d’un an chez EMI.
Vous avez eu un départ rapide, finalement...
Oui. Après ce concours, j’ai commencé par m’entraîner. J’ai chanté en Corse tout l’été 64, dans un cinéma qui s’appellait L’Empire et qui existe toujours. À l’entracte, accompagné par un pianiste super, je chantais mes chansons. Je n’ai jamais chanté les chansons des autres, je ne les connaissais pas. Je connaissais tellement peu d’accords de guitare que c’était impossible pour moi de chanter autre chose que mes chansons, qui étaient très simples, par la force des choses. À Paris, René Vaneste m’a fait rencontrer une personne qui débutait aussi dans le métier, un musicien qui sortait du Conservatoire : Lucien Lavoute. Lui, moi et un éditeur, Lucien Soulat, on a formé une équipe qui a marché assez rapidement. En fin de compte, on s’aperçoit qu’on ne marche que quand il y a une équipe qui fonctionne bien.
Alors, j’ai fait un premier 45 tours avec quatre titres qui ont été bien accueillis (Quinze ans et plus, Gare aux sentimentaux...). Et rapidement, l’idée est venue à Lucien Soulat de faire directement un 33 tours, chose qui ne se faisait pas aussi vite. J’ai été un des premiers chanteurs nouvellement apparus à faire toute de suite un 33 tours. Ce qui a été payant au niveau promotionnel. Et dans cet album, sorti début 1965, il y avait Père prodigue. Après, il y a eu une année un peu flottante, parce qu’il faut quand même le temps que ça prenne... J’ai fait du cabaret, Chez Georges, rue des Canettes, essentiellement. Puis, ça s’est enchaîné. J’ai fait une tournée avec Adamo, avec Alain Barrière, le Gala des Étoiles, etc. C'est vrai, je n’ai pas attendu longtemps. Sur le plan du disque, j’ai fait les choses un peu à l’encontre de ce qui se faisait : j’ai eu la chance de commencer par faire un disque et après de chanter dans un cabaret. Par contre, pour ce qui est de la scène, j’ai suivi la filière habituelle : lever de rideau, vedette anglaise, américaine... C’est pour ça que je suis avant tout un gars qui aime la scène.
Qui aimiez-vous comme chanteurs alors ?
Ce qui était à la mode. J’aimais bien Paul Anka, Brenda Lee... Je commençais aussi à découvrir Ferrat. Nuit et brouillard était passé par là. Adamo et Escudero débutaient. Il y avait également Bécaud et Aznavour. Richard Anthony, c’était mon idole aussi. Mais j’aimais aussi les chansons à textes. Pour moi, même Anthony chantait des chansons à textes...
Vous aviez un répertoire à contre-courant de ce qui se faisait à l’époque, chez les jeunes de votre génération. Est-ce que ça a été un handicap ?
En 1965, on allait tout de même vers la fin du yéyé. Déjà, certains jeunes aimaient Escudero ou découvraient Adamo. Je n’allais donc pas franchement à contre-courant mais j’étais sans le savoir dans un courant qui allait devenir la mode. C’est mon côté adolescent qui s’accompagne à la guitare qui était nouveau. Mes chansons étaient simples et sérieuses, elles contrastaient avec mon physique. Les gens ont été touchés, les étudiants, surtout. Ce sont eux qui, dès le départ, ont constitué mon public. Ce qui était nouveau à l’époque, c’était d’être jeune, avec une guitare, et de chanter des chansons très simples, sans batterie, sans rien d'autre.
Père prodigue a tout de suite été un succès ?
Ce n’est pas un succès comme on l’entend maintenant. Un succès, aujourd’hui, c’est le Top 50, c’est un million de disques vendus. Non, là, c’était présent dans les hit-parades de l’époque et ça durait longtemps. Ma grande chance a été de ne pas être le chanteur d’un seul titre mais de pouvoir aligner une dizaine de chansons qui ont bien marché : Morte saison, Père prodigue, Prélude, Sampa, Evelyne, Nous on s’aime, Comme on dit, Girouette... Il est vrai qu’à l’époque, un disque avait une espérance de vie beaucoup plus longue que maintenant. C’est ce qui me permet encore d’être présent, de chanter encore et d’être connu d’un public de gens qui avaient vingt ans à l’époque et qui en ont maintenant quarante ou un peu plus. C’est grâce à cette chanson que je me suis fait connaître. C’était mon histoire et beaucoup de jeunes et de moins jeunes se sont sentis concernés.
Une question qu’on a dû vous poser très souvent : Père prodigue, c’était autobiographique ?
Complètement. C’est venu bizarrement, d’ailleurs. J’étais déjà à Paris et je commençais à enregistrer mon premier 33 tours. J’allais voir un orchestrateur qui s’appelle Roland Vincent. J’avais rendez-vous avec lui à Saint-Cloud où il habitait et je suis arrivé en retard. Il m’ouvre la porte et il me dit : « Ah ! te voilà, toi... » C’est resté comme ça et la nuit-même, j’ai fait la chanson qui se rapporte à mon histoire. J’habitais à l’époque à Antony, chez des gens, M. et Mme Robin, j’habitais dans un garage. Mme Robin qui était toujours soucieuse de ma santé me disait au petit déjeuner : la nuit, vous devriez dormir au lieu de chanter !
Vous avez eu des éclipses dans votre carrière.
Des éclipses, des traversées du désert, des creux de la vague ! (rires)... Je pense qu’il est très difficile, voire impossible, pour un auteur-compositeur de suivre les modes tout en restant lui-même. Il est tributaire de son œuvre et s’il devient à la mode, c’est indépendant de lui. Peut-être qu'un interprète a plus de chances de rester sur le devant de la scène puisqu’il peut faire appel à l’auteur ou au compositeur en vogue. Malheureusement, dans le système actuel, on est régi par les modes. Il est donc normal qu'il y ait des fluctuations. Dans mon public, j'avais beaucoup de 18-20 ans, des étudiants. À partir de Mai 68, il y a eu un changement au niveau social, culturel. Les chansons d’amour ont été mises un peu de côté et moi, j’étais catalogué chanteur de chansons d’amour.
C'est à partir de 1970 que ça a commencé à péricliter un peu. Et ça a duré longtemps. Je suis revenu avec le disque de chez Meys. Puis c’est reparti. Je suis revenu après avec Montmartre. Je n’ai pas réussi à établir vraiment une situation stable au niveau de ma notoriété. Je suis sujet à des fluctuations importantes. Et c’est un peu le problème que je rencontre encore aujourd’hui. À chaque fois que je fais un nouveau disque, il faut que je me batte comme si c’était mon premier disque. Que je prouve qu’elles sont pas mal, mes chansons... J’ai un acquis au niveau du public, mais pas au niveau des médias. Chaque fois, on dit de moi : « Ah, le revoilà, lui... » Je suis l’éternel retour !
Vous n’avez pas été tenté de faire du rock ou du pop ?
Le rock, le pop, c’est pas mon truc ! Ce n’est pas un problème de difficulté de faire du rock ou du pop. On a le physique ou on ne l’a pas, mais ce n’est pas très difficile de faire du rock ! Le rock, c’est plus qu’une musique, c’est un mode de vie, un comportement permanent, c’est presque une religion.
Votre première chanson écrite, vous vous en souvenez ?
C’était Passer par là : « C’est d’abord à l’école que je l’ai rencontrée. Que je me suis distingué au nombre d’heures de colle que j’ai collectionnées. Assis au dernier banc, j’étais toujours le premier pour sortir en courant... » Je l’ai enregistrée après. Ensuite, il y a eu une chanson que ma mère adorait : La rose des vents. Ce qui était drôle, c’est que comme je n’avais jamais fait de chansons, quand m’est venue l’idée d’en faire et que j’ai gagné ce concours, ça m’a complètement stimulé. Et je faisais à peu près deux chansons par jour. Je ne faisais que ça. Je n’arrêtais pas. Et ça sortait tout seul. De plus, je n’avais aucune entrave : pas du tout le souci d’être original, de ne pas me répéter... Je n’avais pas beaucoup de critères de perfection. Je faisais mes chansons comme ça.
Il y en a beaucoup qui sont restées dans les cartons ?
Non. Je ne pense pas. Quelques-unes, mais par énormément. Même à l’époque où j’en faisais beaucoup, il n’y avait pas tellement de déchet, en fin de compte. Si, avec le temps, il y en a, quand on regarde... Elles ont pratiquement toutes été chantées.
Vos chansons, c’est votre vie ? Vous parlez beaucoup de vous-même.
Ah oui, complètement ! Je suis un chroniqueur de moi-même ! (rires). De toute façon, je ne vois pas très bien comment un auteur-compositeur pourrait faire des chansons qui ne se rapportent pas à ce qu’il a ressenti, à ce qu’il a vu. Il peut parfois se défiler et parler d’un autre en faisant croire que ce n’est pas lui, mais, au fond, c’est lui quand même. Quand on n’est pas interprète, on peut encore se défiler. Mais quand on les chante soi-même, c’est rare qu’on ne parle pas de soi. Et quand on parle de soi, on parle des autres. Je suis le chroniqueur de ma vie... Au départ, je voulais être journaliste. C’est en quelque sorte ce que je suis. C'est vrai que je ne parle que de moi, d’ailleurs ! C’est assez axé sur moi. C’est de l’égocentrisme ! Je crois que la chanson a été une sorte de psychanalyse que j’ai entreprise depuis déjà 27 ans, et j’en arrive au bout, là !
C’est dangereux aussi parce que quand vous arrivez au bout de la psychanalyse, vous êtes considéré comme guéri et vous n’avez plus rien à dire !
Oui. Mais justement : si on n’a plus rien à dire mais qu’on est bien ? Les peuples heureux n’ont pas d’histoires... On a toujours des choses à dire, mais après, ça devient plus un travail. On acquiert une manière d’écrire, une habitude – quoique je n’ai pas l’impression qu’il y ait une manière d’écrire ou une habitude. En fait, je reste parfois un an sans rien écrire et ça m'énerve beaucoup... Mais j’aimerais bien trouver un autre moyen d’expression. Essayer la peinture. J'en ai fait un peu. Mais ça n’a rien à voir avec la chanson. Et c’est plus astreignant. On peut écrire une chanson dans sa voiture...
Jusqu’à une époque récente, vous n’avez pas abordé des thèmes d’actualité.
Au niveau du regard général sur le monde, c’est vrai que je ne suis pas très ouvert, apparemment. J’estime que j’ai des chansons qui sont assez ouvertes, malgré tout : Chercheurs d’eau ou L’enfant du Liban. Ou même des chansons plus anciennes. Je pense à un disque qui s’appelait « Ouvrez les portes de la vie ». J’ai parlé de l’écologie bien avant beaucoup de gens. Tout le disque de Gérard Meys est un peu dans cet esprit. Bon, ce n’étaient pas des grands sujets, bien sûr, mais qu’est-ce que c’est les grands sujets ? Cela dit, c’est vrai, je suis assez égocentrique. J’ai du mal à regarder autour de moi et à développer les grands thèmes : la faim, le racisme, la liberté... Je travaille plutôt dans l’infiniment petit que dans l’infiniment grand. Mais cela ne revient-il pas au même ? J’ai l’impression malgré tout que, de temps en temps, je glisse dans mes textes une phrase qui vaut le coup.
Mai 68 ?
J’ai compris Mai 68 après coup. Mais sur le moment, je n’étais pas du tout dans le coup. Pourtant, j’étais adulte ! Bien sûr, j’ai fait des galas de soutien mais je ne sais pas ce que je soutenais. Avec le temps, je ne sais toujours pas si j’ai raté quelque chose d’important. Par contre, ce que je sais, c’est qu’à partir de ce moment-là, le métier n’a plus été tout à fait le même.
Qu’est-ce que vous pensez des nouveaux chanteurs ?
Ils ont du talent, c’est évident ! Je ne mets pas en cause le talent, mais quand on a les moyens, c’est plus facile. Ce matin, je suis passé à Radio Bleue où on m’a demandé : « Pourquoi est-ce que vous choisissez les circuits parallèles ? » Mais je ne choisis pas les circuits parallèles ! Je voudrais bien faire les circuits d’en-haut ! Quand des animateurs de radio ou de télévision me demandent : « Mais pourquoi on ne vous voit pas ? », c’est une question qu’ils devraient se poser à eux-mêmes... Ça m’énerve déjà un peu ce genre de questions. C’est bien que les circuits parallèles existent et heureusement qu’il y a des gens qui viennent là, car s’il n’y avait que les grands circuits, ça limiterait un peu le spectacle. Et puis, une carrière parallèle au succès, c’est bien. Mais ce serait aussi bien que ça croise le succès, de temps en temps ! Chanter, comme cet été, en plein air devant 5000 personnes ou dans un restaurant comme Le Connétable, ça ne me dérange pas. Du moment qu’il y a une bonne sono, je peux chanter devant dix mille personnes sans problème.
Est-ce que vous pensez que avez l’audience que vous méritez auprès des médias ?
Eh bien non ! Sincèrement, non. A qui la faute ? Je ne sais pas. Mon problème, en fin de compte, c’est que je suis seul. Je n’ai pas su malheureusement continuer l’équipe que j’avais avant. C’est vrai que si on n’a pas d’équipe pour lutter contre cet isolement, ce n’est pas possible. Je suis trop solitaire. C’est mon caractère, on n’y peut rien. Certains ont eu la chance de rester dix ans sans rien faire et de revenir. Je pense à Jean Ferrat. Lui peut le faire et ça fonctionne bien, car il est soutenu.
Vous vous sentez un peu exclu du phénomène « retour aux années 60 » ?
La chanson est un phénomène d’adolescence, et c’est comme ça que le commerce du disque se fait : en vendant à des jeunes de 14, 15, 16 ou 17 ans. Mais après, dépassés 25 ans, on se marie, on a des enfants, et d’autres soucis que la chanson. Après 40 ans, quand les enfants sont partis, on revient à ses premières amours, à son adolescence, comme pour rajeunir. Et on retrouve les chanteurs de son adolescence. C’est pour cela qu’il y a ce retour, mais c’est un faux retour : c’est un retour sentimental, ce n’est pas un retour actif au niveau commercial. Ce ne sont pas ces adultes qui vont acheter mes disques. S’ils viennent me voir, ils vont acheter un disque comme souvenir. Si je mets devant eux cinq disques, tous nouveaux, et un ancien, ils vont acheter l’ancien... Ça prouve bien que ce n’est pas « actif » comme retour.
D’ailleurs, les commerçants du disque ne s’y trompent pas, sinon, ils auraient utilisé ce créneau du public. Ce n’est pas le cas. Ils ne l’utilisent pas parce qu’il n’existe pas. C'est un créneau qui n’est pas commercialement assez fort pour entretenir l’industrie du disque d’une manière durable. C’est pourquoi les commerçants comptent surtout sur les jeunes de 12 à 17 ans. Le problème, actuellement, c’est qu’il faut s’appuyer sur une population active, sur un groupement actif, quels qu’ils soient. Il faut représenter quelque chose. Si on ne représente rien que soi-même, il est certain que c’est difficile, parce que personne n’y trouve un intérêt financier.
Vous continuez néanmoins à chanter.
Bien sûr, parce qu'on oublie que le gars qui chante, lui, c’est son métier. Il continue, il faut bien qu’il vive. Ce n’est pas pareil pour un interprète. Un interprète n’est pas tributaire de lui-même. Il va chercher des auteurs-compositeurs à la mode et va rester à la mode, s’il le peut. Son public rajeunit avec lui. Il est toujours nouveau. Mais quand on a un public qui vieillit tout le temps et qu’il n’y a pas de phénomène de renouvellement, il est certain que ce public a alors l’impression que vous avez été là pour bercer son adolescence et que vous êtes fini. C’est vrai que c’est rageant. On a l’impression de faire des chansons pour rien... Enfin, il y a quand même dix mille personnes qui m’aiment puisque chaque fois que je sors un disque, ils me l’achètent. Moi, ou on m’adore ou on m’ignore ! Enfin, c’est pas trop mal. Les choses ne sont pas faciles...
Le métier a beaucoup changé ?
Complètement. Avant, quand on passait dans les couloirs d’Europe 1 ou de Luxembourg, avec son nouveau disque, on était invités à faire toutes les émissions. « Tiens ! Georges Chelon qui vient avec son nouveau disque ! » Maintenant, c’est impossible. Je crois que c’est dû à l’argent. Au début, ça ne représentait pas de sommes très importantes. Le phénomène yéyé a apporté de la jeunesse par rapport à une génération vieillissante qui aimait un certain type de chansons. C’était le temps des copains. Après, ça s’est organisé. C’est devenu de plus en plus difficile de passer à la radio. Depuis, c’est une industrie où il faut que ça tourne. Il faut que les produits soient compétitifs, bien ciblés, bien sériés, comme on dit maintenant. Une industrie où le miracle est, toutefois, toujours possible. Il peut toujours y avoir un miracle...
Vous n’avez pas eu une image de contestataire dans les années 70. C’est peut-être pour ça, à l’époque où tout le monde l’était un peu.
Ah oui, je n’ai jamais été contestataire. Moi, je râle mais je ne conteste pas ! Je n’ai pas très bien compris pourquoi ça ne marchait plus. J’ai longtemps cru que ça marchait alors que ça marchait beaucoup moins bien. Je me suis dit : c’est la faute à la maison de disques, aux radios... Quand le doute s’installe, c’est foutu. C’est difficile de reprendre le bon pied.
Vous l’avez repris pourtant depuis trois-quatre ans avec EPM. Ces dernières années, vous sortez un disque tous les ans. Comparé à d'autres chanteurs, c’est un peu un... luxe !
Je suis dans une maison de disques qui m’aime bien. Ce qui me manquait surtout, c’était d’être présent commercialement. On peut avoir des difficultés au niveau des médias, mais ce qui est bien, c’est d’être présent dans les magasins. Et ça me manquait. J'ai fait trois-quatre disque à la suite, grâce à EPM. Je travaille avec Pierre-Louis Cas depuis 13 ans. Il fait mes orchestrations. C’est formidable ! Nous avons notre studio et on travaille en prenant le temps qu’il faut pour faire de bons disques. Avant, on avait rendez-vous pour la séance, ça allait ou ça n’allait pas, c’était pareil. Tandis que maintenant, on peut prendre notre temps. Il y a aussi Bruno à la technique, Jacques qui joue de l’accordéon électronique, et un pianiste. Ce ne sont peut-être pas des disques qui feront date mais je trouve qu’ils sont très honnêtement faits, même s’ils n’ont pas coûté très cher. C’est bien réalisé. J’ai pu ainsi être présent au fur et à mesure dans les bacs des disquaires où, à un certain moment, on ne trouvait plus mes disques. Maintenant, on va essayer d’aller plus loin. Essayer de faire un clip, si ça intéresse la 6. Pour Chercheurs d’eau, on aurait pu en faire un. L’hôtel chic, sur mon dernier disque, pourrait faire un bon clip. On peut en faire pour pas trop cher.
C’est vous qui produisez vos disques ?
Un sur deux. On pense en faire un autre qui sortirait au mois d’octobre mais ce serait peut-être plus intelligent de faire comme on faisait avant, c’est-à-dire de sortir d'abord l’équivalent d'un 45 tours : deux ou trois titres sur un mini-compact. Et ensuite compléter pour faire un 33 tours. On va me rétorquer que je n’ai pas un public qui achète des 45 tours. Alors, je rétorquerai que si on ne fait pas ça, on restera toujours avec mon public et qu’on ne pourra jamais en avoir d’autre. Il faut risquer le coup. Il y a toujours un miracle qui peut se passer. Nougaro en avait réalisé un, William Sheller, Maxime Le Forestier aussi... Il y a toujours des retours qui marchent. Il n’y a pas de raison que ça ne puisse pas être mon tour. Si je pouvais continuer à faire des disques comme je le fais, dans de bonnes conditions d’amitié et de qualité, et que ça me permette de travailler honnêtement, ça me suffirait. Si je cherche à aller plus loin et à tenter un peu le diable, c’est parce qu’il faut relancer la machine. Je ne fais pas ça pour le Top 50 mais pour que ça intéresse des circuits commerciaux au niveau de la scène. Parce qu'à ce niveau, j’ai un problème : pour les centres culturels, je suis populaire, et pour les bals populaires, je suis culturel... Je suis le cul entre deux chaises. Je suis assez batard... C’est vrai qu’on ne récolte que ce que l’on sème. Je suis un peu en dehors de la chanson : je ne suis pas vraiment un chanteur. Je vous disais que je faisais mon analyse, c’était une démarche personnelle, et j’ai réussi à en faire mon gagne-pain. Remarquez, Freud l’a fait aussi ! (rires).
Si vous n’aviez pas fait de chansons, vous auriez fait quoi ?
Je ne sais pas. C’est ça le problème. Au départ, je voulais être journaliste. Ça se ressemble un peu. Ce n’est pas du tout incompatible. Mais par souhait, j’aurais préféré peut-être faire médecine. Ça m’aurait bien plu. Il n’y a que là-dedans que je m’en sortais vraiment bien. J’aimais bien ça. Tout ce qui était sciences nat’. Je ne l’ai pas fait. Et ça va être très difficile, si j’arrête la chanson, de refaire médecine, maintenant ! (rires). Mais je serai incapable de faire d’autres métiers qui gravitent autour de la chanson : producteur, par exemple. Je ne pourrais pas.
En fait, la chanson vous intéresse en tant que chanteur.
Totalement. J’aime réaliser quelque chose. Fabriquer. J’aime bien la chanson parce que j’ai la possibilité de faire un disque. Et quand un chanteur, un auteur-compositeur ne peut pas faire un disque, c’est terrible : faire des chansons et ne pas pouvoir les enregistrer... Ça m’est arrivé pendant quatre ans de suite et c’est terrible, parce qu’on n’est plus rien. Faire des chansons sur une île déserte et que personne ne connaîtra, ce n’est pas possible. Si on écrit quelque chose, c’est pour que ce soit lu, pour que ça existe. C’est sûr. Et ce qui a relancé beaucoup de choses, c’est le compact. Le compact est arrivé, la qualité avec, par rapport au vinyle. La qualité est très bonne et on peut penser que ça va durer tout le temps. Et en plus, c’est moins cher. On peut faire des choses de qualité supérieure à ce qu’on pouvait faire avec le vinyle. Avec un petit studio, une petite table de mixage, on peut obtenir la qualité qu’on pouvait avoir dans les grands studios avant, avec chambre naturelle et tout. Gérard Manset, par exemple, a été un précurseur. Après, il y en a eu Jean Musy et d'autres. Maintenant, c’est encore plus facile avec l’ordinateur. On prend le temps de rechanter. C’est vrai aussi qu’il faut revenir un peu en arrière. Tout le monde le fait. Revenir à des sons naturels. Parce que le son analogique, c’est un peu trop pur. On revient à des sons un peu moins bons, déjà (rires), et à des musiciens vrais : un vrai guitariste, un vrai pianiste...
L'essentiel de votre public, ce sont les 30-40 ans ?
Oui, mais ils n’achètent pas de disques. Ils vont acheter un Brel, un Cabrel, un Reggiani, un Mozart... Il faudrait peut-être aller chez eux... Peut-être que la vente par correspondance serait plus facile pour eux. Ils ne veulent pas se déplacer. Et puis, ils veulent acheter ce qu’ils ont connu il y a 25 ans ! C’est une fausse ouverture.
Mais vous avez aussi des jeunes spectateurs ?
Oui, mais ce sont les enfants de leurs parents ! Ce sont des jeunes qui sont plus calmes, alors, ce ne sera pas la même démarche. Moi, je voudrais avoir un public de jeunes d’aujourd’hui, des jeunes en jeans, des jeunes de maintenant, quoi ! C’est vrai que je pense toujours à ça. Je me demande pourquoi ça ne marche pas mieux. Des jeunes viennent me voir souvent avec leurs parents. Ce sont eux qui font le lien. Il se trouve qu’une fois l’effet de surprise passé, les jeunes m’apprécient. Mais il est certain que pour eux, je suis plutôt dans la catégorie « dinosaures ».
Qu'ils soient « les enfants de leurs parents » ou les enfants de quelqu'un d'autre, ce sont toujours des jeunes ! Pourquoi vous plaignez-vous, alors !
Les parents m’ont aimé, ils ont mes disques. Et ils habitué leurs enfants à me connaître. Ce ne sont pas vraiment les enfants qui ont choisi. Un chanteur peut avoir un public de jeunes parce qu’ils écoutent la radio. Moi, pour qu’un jeune me découvre à la radio... Donc, la transmission ne peut se faire que par les parents. C’est un peu moins... efficace. Aujourd'hui, j’ai dix mille personnes qui me suivent. Ce sont les mêmes. Il n’y aura pas du tout de gain. Il peut même y avoir des pertes puisque certains peuvent mourir ! (rires). Je pense qu’un jeune peut aimer le genre de chansons que je chante, s’il les découvre. J’en suis sûr. Ils adorent Bruel, alors il n’y a pas de raison qu’ils n’aiment pas ce que je fais ! Bruel chante une chanson dont le thème est exactement le même qu’une des miennes, Guy, une chanson qui a 25 ans. Si ce public-là m’entendait, il pourrait m’aimer aussi. C’est tout.
Ce qui est terrible, c’est que même dans les émissions ou dans les radios rétro ou sixties - où on pourrait penser que je passe -, je ne passe pas. Je ne suis pas standard. Je n’ai pas le son de maintenant et je n’ai pas non plus le son d’avant ! Par exemple, sur Nostalgie, où on passe des standards des années 60, je ne passe jamais ! Parce que de moi, on n’a gardé que Père prodigue. Grosso modo. Effectivement, ce n’est pas une chanson qu’on peut passer tout le temps, mais ils pourraient en passer d’autres. Mais ils ne les ont jamais écoutées... C’est plus facile de passer Delpech qui a un son plus standard que Père prodigue, guitare, etc. Alors, je n’ai pas de chance, quoi ! Les jeunes et même les moins jeunes ne peuvent pas m’entendre. Enfin, je vais rester chez moi ! (rires). Je suis assez objectif : je ne suis pas un mec rigolo dans les chansons, c’est certain, mais je pense être assez éclectique, contrairement à ce qu’on peut penser. On me catalogue toujours dans les chansons d’un certain type, mais je sais en faire aussi d’autres. J’ai des chansons assez rythmées, gaies, même. Je ne suis pas quelqu’un de lugubre. On pourrait choisir dans mon répertoire. je peux m’adapter à certains types d’émissions. Mais ça ne se fait pas.
Vous n’êtes pas vraiment catalogué « rive gauche ».
Ni rive droite, non plus. Je suis vraiment dans la Seine ! Dans l’eau, quoi ! (rires). Pas de pot. On ne me catalogue pas. Si : je suis étiquetté comme le-gars-qui-a-fait-Père prodigue. Voilà. Ça commence à être usé, parce qu’avec mon âge, ça ne va plus ! « Grand-père prodigue », encore, ça va ! Plus ça va et plus ça va être dur !
Vous tournez beaucoup, quand même.
Oui, je travaille bien. Beaucoup de gens qui sont beaucoup plus connus que moi travaillent beaucoup moins. Je suis arrivé à un équilibre fantastique de rapport qualité/prix et de tranquillité, ce qui est rare. Paradoxalement, c’est quand on est moins en vedette que l’on travaille le plus. Les salles sont alors moins importantes mais pour compenser, on en fait plus. Je pense honnêtement être, pour celui qui m’engage, d'un bon rapport qualité-prix ! Je crois que je ne suis pas tellement fait pour être une vedette. Je l’ai été à un moment donné et je ne l’ai pas bien vécu. Mais malgré tout, je voudrais sincèrement être à un niveau un peu plus intéressant que le mien, au niveau de la reconnaissance des médias, des gens du métier et du public. Qu’on ne me dise plus : « On ne vous voit pas. Pourquoi est-ce que vous ne passez pas à la télé ? »
Cela fait quinze ans qu’on me le dit et ça finit par m’énerver ! Quand je fais un disque, je voudrais ne plus entendre : « Tiens, il recommence à zéro », et recommencer à prouver qu’on sait chanter et faire des chansons. J’aimerais que ce soit un fait acquis que j’existe et que lorsque je fais un disque, je puisse faire des émissions normales, que ce ne soit pas quelques minutes infernales... Il n’y a pas que moi dans ce cas. C’est tout le monde. C’est dommage qu’il n’y a pas en France la reconnaissance du patrimoine. Je fais partie du patrimoine. D’un côté, on me donne des médailles de Chevalier de l’Ordre du Machin, des Arts et des Lettres, Grand Prix de l’Académie Charles-Cros, je vais à l’étranger pour représenter la France, et en France, je ne suis rien ! Ce n’est quand même pas normal ! Je tourne, pourtant, régulièrement et depuis toujours.
Faut-il agir au niveau de l’État ?
Le Ministre, il a beau me donner des médailles, il se fout complètement de la chanson française. Ce qui compte, c’est l’expression étrangère ou l’expression artistique au sens large du terme. Les centres de la culture, ce n’est plus pour la culture française, c’est évident ! Moi, je suis un chanteur populaire : je suis plus à l’aise en chantant pour les ouvriers de chez Renault que dans le centre culturel machin. Je chante des choses très simples. Mais je regrette de ne pas avoir une situation acquise. Ce serait peut-être moins marrant, mais ce serait, quand même, plus stable.
Plus juste, peut-être aussi.
Oui, il y a une injustice quand même, malgré tout. Mais enfin, ce n’est pas si mal de pouvoir continuer de chanter après 27 ans de carrière.
Comment ça se passe pour vous au niveau de l’écriture, facilement ?
Quand ça me vient, c’est facile, mais quand ça ne vient pas, c’est très dur ! (rires). J’écris quand je suis forcé par la nécessité de faire un disque : il faut des chansons ! À ce moment-là, je me mets en état d’ouverture, c’est-à-dire que je ne pense qu’à ça. Au bout d’un moment, à force de ne penser qu’à ça, il finit par arriver des choses. On transmet ce qu’on a vécu avant, et les impressions qu’on a emmagasinées sans le faire exprès ressortent par le biais d’une phrase... Mais c’est parce qu’on se met en état de créativité. Ensuite, quand le disque est fini, je n’écris plus et ça peut durer six mois pendant lesquels je n’écris rien. Et puis un jour, je me remets à travailler. Au début, je reprends toujours des chansons qui n’ont pas été finies et puis, en définitive, j’en refais une autre ! Pour revenir à votre question : j’écris facilement et pas facilement aussi !
Vous composez toujours à la guitare ?
Oui, mais dans la tête aussi. Souvent, je compose dans ma tête et ensuite, j’ai beaucoup de mal à me remettre sur la guitare. Mais c’est mieux dans la tête, parce qu’on fait des enchaînements qui sont différents. Avec la guitare, il y a l’automatisme des doigts, ce qui fait qu’on tombe toujours sur les mêmes accords, alors que dans la tête, c’est plus riche.
Dans vos chansons, vous ne parlez pas tellement du passé, mais beaucoup plus du présent et un peu de l’avenir. Vous n’êtes pas un chanteur passéiste, finalement.
Je n’ai pas de mémoire. Je ne dois pas être marqué par mon passé ! (rires).
Une question de détail : qui vous donnait la réplique dans Nous, on s’aime ?
C'était ma femme.
Une de vos nouvelles chansons s’appelle 2000, c’est demain. L’avenir vous préoccupe ?
Là, c’est un peu tombé comme ça. J’ai un copain comédien, Gilles Damien, qui m’a un jour proposé ce texte qui est resté longtemps dans un tiroir. Je l’ai relu plus tard et la musique m’est venue. En général, je n’aime pas travailler une musique sur les textes de quelqu’un d’autre. Mais en fin de compte, c’est un bon exercice parce que ça permet de faire des musiques différentes. On est obligé de s’adapter. Evidemment, on peut le rapprocher de Poète en l’an 2000, mais tant pis : ce n’est pas de ma faute si l’an 2000, c’est demain ! (rires).
Vous avez fait du théâtre et du cinéma, aussi, un film de guerre.
Oui, ça s’appelait Charlie Bravo. C’est le seul !
Vous avez participé à un spectacle sur Brel, il y a une dizaine d’années, à l’Eldorado, à Paris.
Oui, ça c’était bien. Un jour, un gars est venu me voir. Il était Belge et il avait déjà monté ce spectacle sur Brel. Il voulait le recréer à Paris. Il m’a demandé si je voulais le faire, et, bien sûr, ça m’a plu. On était 7 ou 8 comédiens et chanteurs et les chansons étaient découpées pour faire une continuité. Chacun en chantait une partie, ou une entière, avec une mise en scène qui était bien faite. Mais le public n'était pas prêt... Il ne fallait pas toucher à Brel. C'est dommage, parce que Brel a fait des chansons magnifiques et, sous prétexte qu'il les chantait très bien, on n'a plus le droit de les chanter ! Ceux qui voulaient vraiment jouer le jeu ont trouvé ça magnifique, mais les autres n’ont pas vraiment compris. « Pour qui se prennent-ils pour chanter du Brel ? » Dans ces conditions, pour quoi jouer du Molière, aussi ?
Un souhait, en conclusion, ou quelque chose qui vous tient particulièrement à coeur, concernant le métier ?
Je voudrais bien chanter jusqu’à 74 ans ! Faire mon grand retour à l’Olympia à 74 ans ! (rires)... Plus sérieusement, je voudrais que l’éventail économique du disque s’agrandisse, mais on est dans un pays trop petit. En Amérique, c’est possible, parce que c’est un grand pays où même une minorité peut représenter un intérêt économique. Alors qu’en France, la minorité ne représente pas suffisamment de personnes pour être économiquement rentable pour les industries. L’industrie du disque a besoin de vendre des disques pour être rentable, c’est évident. Et il est clair que cette marge de public dont on parlait – les gens de 40 ans – n’est pas assez rentable. Mes maisons de disques m’ont toujours aidé, mais quand vraiment ça ne se vendait plus, il a bien fallu que je parte. Sinon, les maisons de disques ne lâchent pas un chanteur qui se vend bien. Mais un compositeur, c’est sa vie, il compose toute sa vie et il continue même si ça ne marche plus.
Propos recueillis par
Raoul Bellaïche et Colette Fillon à Paris et Barbizon (1992).